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« Pendant que Paolina s'efforçait de mener une vie normale, j'entreprenais chaque jour des recherches. Mes quelques collègues chinois à la faculté admiraient ma démarche et me prêtèrent main-forte. De courrier en courrier, de relation en relation, les informations me parvenaient. Bientôt j'ai dû me rendre à l'évidence. Léa avait été arrachée à ses parents lorsqu'elle avait quinze mois. Vous connaissez les faits aussi bien que moi, en août 2009, une brigade de policiers corrompus avait fait irruption dans plusieurs petits villages de cette province et kidnappé des enfants en bas âge. Léa jouait devant sa maison quand ils sont arrivés. Les policiers l'ont enlevée sous les yeux de sa mère qu'ils ont rouée de coups alors qu'elle se battait pour protéger son enfant.

« Je dois beaucoup à un très cher collègue qui dirige le département des langues orientales à l'université, William Huang, il jouit de relations précieuses dans son pays où il se rend fréquemment. Je lui ai remis une photo de Léa. Il lui a suffi d'un voyage pour me rapporter la terrible nouvelle. La police des polices dépêchée par Pékin pour arrêter les ordures responsables de ce trafic avait retrouvé les parents légitimes de Léa. Ils habitent dans un petit hameau, à cent cinquante kilomètres de l'orphelinat.

« Au début du mois de décembre dernier, Sam est parti avec sa mère en Uruguay rendre visite à ses grands-parents pendant une petite semaine. Il était convenu que je resterais seul avec Léa. Ma décision était prise depuis le retour de mon confrère, depuis que la vérité ne souffrait plus aucun doute. J'avais alors commencé à organiser la plus terrible des choses que j'ai dû entreprendre dans ma vie.

« Le lendemain du départ de ma femme et de notre fils, Léa et moi avons pris l'avion. Compte tenu des origines de ma fille, et de mes intentions, j'avais obtenu nos visas sans difficulté. Un guide officiel nous attendait à l'aéroport de Beijing, il a pris l'avion avec nous jusqu'à Changsha et nous a ensuite conduits au hameau.

« Vous n'imaginez pas, monsieur Stilman, ce que j'ai vécu pendant les vingt-cinq heures qu'ont duré ce voyage. Cent fois j'ai voulu faire demi-tour. Quand Léa me souriait, émerveillée de voir des dessins animés défiler sur le petit écran au dos du fauteuil qui se trouvait devant elle, quand elle m'appelait papa et me demandait où nous allions. Alors que l'avion descendait, je lui ai confié la vérité, presque la vérité. Je lui ai dit que nous allions visiter le pays où elle était née, et j'ai vu dans son regard d'enfant se mélanger étonnement et joie.

« Et puis nous sommes arrivés dans son village. Nous étions bien loin de New York, les rues étaient en terre battue, l'électricité rare dans les maisons construites en pierre sèche. Léa s'étonnait de tout, m'agrippait la main et poussait des cris de joie. À quatre ans, le monde est merveilleux quand on le découvre, n'est-ce pas ?

« Nous avons frappé à la porte d'une petite ferme, c'est un homme qui nous a ouvert. Lorsqu'il a découvert Léa, il est resté sans voix, nos regards se sont croisés, il a compris pourquoi nous étions là. Ces yeux se sont emplis de larmes, les miens aussi. Léa le regardait en se demandant qui pouvait être ce bonhomme qu'une petite fille faisait pleurer. Il s'est retourné et a crié le nom de sa femme. Lorsque j'ai vu apparaître son épouse, l'ultime espoir que je nourrissais s'est évanoui en un instant. La ressemblance était saisissante. Léa est le portrait craché de sa vraie mère. Avez-vous contemplé la nature lorsqu'elle renaît au printemps, monsieur Stilman ? On en viendrait à douter que l'hiver ait jamais existé. Le visage de cette femme fut la plus bouleversante vision de ma vie. Elle s'est agenouillée devant Léa, tremblante de tout son être, lui a tendu la main, et les forces les plus indestructibles de la vie ont repris leurs droits. Léa, sans aucune peur, sans la moindre hésitation, a fait un pas vers elle. Elle a posé sa main sur le visage de sa mère, a caressé sa joue comme si elle cherchait à reconnaître les traits de celle qui l'avait mise au monde, et puis elle a passé ses bras autour de son cou.

« Cette femme, si frêle, a soulevé ma petite fille de terre et l'a serrée contre elle. Elle pleurait et la couvrait de baisers. Son mari s'est approché et, à son tour, il les a toutes les deux serrées dans ses bras.

« Je suis resté sept jours avec eux, sept jours au cours desquels Léa a eu deux pères auprès d'elle. Durant cette si courte semaine, je lui ai appris petit à petit qu'elle était revenue dans sa maison, que sa vie se trouvait ici. Je lui ai promis que nous reviendrions la voir, qu'un jour elle retraverserait les océans pour nous rendre visite... c'était un pieux mensonge, mais je n'avais pas la force de faire autrement, je n'avais plus aucune force.

« Le guide qui nous servait d'interprète comprenait ce que j'éprouvais, nous parlions beaucoup tous les deux. Le sixième soir, alors que je pleurais dans l'obscurité, le père de Léa s'est approché de ma couche et m'a invité à le suivre. Nous sommes sortis, il faisait froid, il m'a passé une couverture sur les épaules, puis nous nous sommes assis sur le perron et il m'a tendu une cigarette. Je ne fume pas, mais, ce soir-là, j'ai accepté. J'espérais que la brûlure du tabac me ferait oublier la douleur qui m'étreignait. Le lendemain, nous sommes convenus avec le guide de repartir en début d'après-midi, pendant que Léa ferait sa sieste. Lui dire adieu m'était impossible.

« Après le déjeuner, je l'ai couchée, pour la dernière fois, je lui ai dit des mots d'amour, que je partais en voyage, qu'elle serait très heureuse et qu'un jour, nous nous reverrions. Elle s'est endormie dans mes bras, j'ai posé un baiser sur son front, respiré une dernière fois son odeur pour m'en imprégner jusqu'à la fin de mes jours. Et puis je suis parti.

John Capetta sortit un mouchoir de sa poche, s'essuya les yeux, le replia et inspira profondément avant de poursuivre son récit.

– En quittant New York, j'avais laissé une longue lettre à Paolina où je lui expliquais ma démarche, ce que j'avais dû faire seul puisque nous n'avions pas trouvé la force de l'accomplir ensemble. Je lui avais écrit qu'avec le temps nous surmonterions cette terrible épreuve. Je lui demandais pardon, la suppliais de penser à l'avenir qui nous attendait si je n'avais pas agi ainsi. Aurions-nous pu regarder grandir notre enfant, en redoutant le moment où elle apprendrait la vérité ? Un enfant adopté finit toujours par ressentir le besoin de faire la lumière sur ses origines. Ceux qui ne le peuvent pas en souffrent toute leur existence. On n'y peut rien, c'est dans la nature de l'homme. Mais que lui dire alors ? Que nous savions depuis toujours où se trouvaient ses vrais parents ? Que nous nous étions rendus complices involontaires de son enlèvement ? Que notre seule excuse était de l'avoir aimée ? Nous aurions mérité qu'elle nous renie et il aurait été trop tard pour qu'elle renoue un lien avec sa vraie famille.

« J'ai écrit à ma femme que nous n'avions pas adopté une enfant pour que, adulte, elle redevienne orpheline.

« Ma femme a aimé notre fille comme la sienne. L'amour ne naît pas d'une communauté de gènes. Elles ne se sont quittées qu'une fois, lorsque Paolina est partie avec Sam en Uruguay.

« Vous devez penser que je suis un monstre de les avoir séparées ainsi. Seulement voilà, monsieur Stilman, lorsque Léa est arrivée dans notre maison, elle ne cessait de répéter un mot que nous prenions pour un babillement de bébé. « Niang » toute la journée, elle criait, niang, niang, niang, en regardant la porte. Lorsque, plus tard, j'ai demandé à mon collègue si cela signifiait quelque chose, il m'a répondu d'un air désolé qu'en chinois, niang signifie maman. Léa a appelé sa mère pendant des semaines, sans que nous l'entendions.