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« Nous avons vécu deux ans avec elle, quand elle en aura sept ou huit, peut-être moins, elle nous aura effacés de sa mémoire. Moi, si je devais vivre cent ans, je verrais encore son visage. Jusqu'au dernier instant, j'entendrai ses rires, ses cris d'enfant, je sentirai le parfum de ses joues rondes. On n'oublie jamais son enfant, quand bien même il n'était pas tout à fait le vôtre.

« Lorsque je suis rentré chez nous, j'ai trouvé l'appartement vide. Paolina n'avait laissé que notre lit, la table de la cuisine et une chaise. Il ne restait pas un seul jouet dans la chambre de Sam. Et sur la table de cuisine, à l'endroit où j'avais déposé cette lettre dans laquelle je la suppliais de me pardonner un jour, elle avait simplement marqué un mot à l'encre rouge « Jamais ».

« Je ne sais pas où ils sont, si elle a quitté les États-Unis, si elle a emmené mon fils en Uruguay, ou si elle a simplement changé de ville.

Les trois hommes restèrent un instant silencieux.

– Vous ne vous êtes pas rendu à la police ? demanda Pilguez.

– Pour leur dire quoi ? Que j'avais enlevé notre fille, que ma femme m'avait rendu la pareille en s'enfuyant avec notre fils ? Pour qu'on la traque ? Qu'on l'arrête, que les services sociaux placent Sam dans une famille d'accueil le temps qu'un juge démêle notre histoire et décide de son destin ? Non, je ne l'ai pas fait, nous avons eu notre lot de souffrances. Vous voyez, monsieur Stilman, le désespoir se transforme parfois en colère. J'ai détruit votre voiture, vous, ma famille et ma vie.

– Je suis sincèrement désolé, monsieur Capetta.

– Vous l'êtes maintenant, parce que vous compatissez à ma douleur, mais, demain matin, vous vous direz que ce n'est pas votre faute, que vous avez fait votre métier, et que vous êtes fier de l'exercer. Vous avez rapporté la vérité, je vous l'accorde, mais je voudrais vous poser une question, monsieur Stilman.

– Toutes celles que vous voudrez.

– Dans vos colonnes, vous écriviez que cinq cents familles américaines, peut-être même mille, avaient été en toute innocence mêlées à ce trafic d'enfants. Avez-vous réfléchi un seul instant au drame dans lequel vous alliez les plonger avant de publier votre article ?

Andrew baissa les yeux.

– C'est bien ce que je pensais, soupira Capetta.

Puis il tendit à Pilguez les mots qu'il lui avait ordonné de griffonner.

– Voici votre dictée idiote.

Pilguez prit la feuille de papier, sortit de sa poche les copies des trois lettres qu'Andrew avait récupérées auprès de la sécurité du journal et les posa sur la table.

– Ça ne colle pas, dit-il, ce n'est pas la même écriture.

– De quoi parlez-vous ? demanda Capetta.

– M. Stilman a reçu des lettres de menaces de mort, je voulais m'assurer que vous n'étiez pas l'auteur de l'une d'entre elles.

– C'est pour cela que vous êtes venus ?

– Entre autres, oui.

– Dans ce parking, je voulais me venger, mais je n'en ai pas été capable.

Capetta prit les lettres et parcourut la première.

– Je ne pourrais jamais tuer quelqu'un, dit-il en reposant la feuille de papier.

Il blêmit, en saisissant la deuxième.

– Vous avez conservé l'enveloppe qui contenait cette lettre ? demanda-t-il d'une voix tremblante.

– Oui, pourquoi ? interrogea Andrew.

– Je pourrais la voir ?

– Répondez d'abord à la question qu'on vous a posée, intervint Pilguez.

– Je connais bien cette écriture, murmura Capetta. C'est celle de ma femme. Vous souvenez-vous si l'affranchissement provenait de l'étranger ? Un timbre de l'Uruguay ça se remarque je suppose ?

– Je le vérifierai dès demain, répondit Andrew.

– Je vous remercie, monsieur Stilman, c'est important pour moi.

Pilguez et Andrew se levèrent et saluèrent le professeur de théologie. Alors qu'ils se dirigeaient tous trois vers la sortie, Capetta interpella Andrew.

– Monsieur Stilman, tout à l'heure je vous ai dit être incapable de tuer quelqu'un.

– Vous avez changé d'avis ? demanda Pilguez.

– Non, mais après ce qui s'est passé, je n'en dirais pas autant de Paolina. À votre place, je ne prendrais pas ses menaces à la légère.

*

Pilguez et Andrew s'étaient engouffrés dans le métro. À cette heure de la journée, c'était le moyen le plus rapide de rejoindre son bureau.

– Je dois reconnaître que vous êtes doué pour vous attirer la sympathie des gens, mon vieux.

– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit que vous étiez flic ?

– Face à un policier il aurait invoqué son droit au silence et exigé la présence de son avocat. Croyez-moi, il valait mieux qu'il me prenne pour votre gorille, même si ce n'est pas très flatteur.

– Mais vous êtes à la retraite, non ?

– Oui, c'est exact. Que voulez-vous, je n'arrive pas à m'y faire.

– Cette dictée pour comparer les écritures, je n'y aurais pas songé.

– Qu'est-ce que vous croyez, Stilman, que le métier de flic s'improvise sur un coin de table ?

– Le texte en revanche était totalement débile.

– J'ai promis aux amis qui m'hébergent de cuisiner pour eux ce soir. Le texte débile, comme vous le dites, c'est la liste des courses que je dois faire. Je craignais d'oublier quelque chose. Pas si débile que ça, hein, monsieur le journaliste. Il était bouleversant ce Capetta. Ça vous arrive parfois de réfléchir aux conséquences de ce que vous publiez sur la vie des gens ?

– Vous n'avez jamais commis d'erreur au cours de votre longue carrière inspecteur ? Vous n'avez jamais brisé la vie d'un innocent pour aller au bout de vos certitudes, pour résoudre coûte que coûte une enquête ?

– Figurez-vous que si. Ouvrir ou fermer les yeux, dans le métier que j'exerçais, était un dilemme quotidien. Envoyer un petit délinquant derrière les barreaux, avec tout ce qui s'ensuit, ou passer l'éponge, rédiger un rapport à charge ou faire le contraire en fonction des circonstances. Chaque délit est un cas particulier. Chaque délinquant a son histoire. À certains, on rêverait de mettre une balle dans la tête, à d'autres on aurait envie d'offrir une seconde chance ; mais je n'étais qu'un flic, pas un juge.

– Et vous avez souvent fermé les yeux ?

– Vous êtes arrivé, monsieur Stilman, vous allez rater votre station.

Le métro ralentit et s'arrêta. Andrew serra la main de l'inspecteur et descendit sur le quai.

13.

À vingt-quatre ans, Isabel était mère d'une petite fille de deux ans. Son époux, Rafaël Santos, à peine plus âgé qu'elle, était journaliste. Le couple habitait un appartement modeste dans le quartier de la Barracas. Isabel et Rafaël s'étaient rencontrés à la faculté. Comme lui, elle étudiait le journalisme ; il lui disait toujours que sa plume était plus sûre et plus précise que la sienne, et qu'elle avait un talent particulier quand il s'agissait de faire le portrait de quelqu'un. Pourtant, à la naissance de leur fille, Isabel avait choisi de renoncer à sa carrière jusqu'à ce que María Luz aille à l'école. Le journalisme était une passion commune au couple, et Rafaël ne publiait jamais un article sans le faire lire à sa femme. Une fois leur fille endormie, Isabel s'installait à la table de la cuisine, crayon en main, pour annoter ses textes. Rafaël, Isabel et María Luz menaient une vie heureuse et l'avenir leur promettait le meilleur.

Le coup d'État qui avait fait basculer le pays sous la coupe d'une dictature militaire ruina leurs projets.