Выбрать главу

Rafaël perdit son travail. Le quotidien centriste La Opinion qui l'employait, bien qu'ayant adopté une ligne éditoriale « prudente » à l'égard du nouveau pouvoir, avait été fermé. Cet événement causa au couple les pires difficultés financières, mais ce fut pour Isabel presque un soulagement. Les seuls journalistes qui publiaient avaient fait allégeance au pouvoir du général Videla. Isabel et Rafaël, péronistes de gauche, n'auraient jamais accepté d'écrire ne serait-ce qu'une ligne sous la bannière de titres comme le Cabildo ou même dans les autres quotidiens qui paraissaient encore.

Habile de ses mains, Rafaël s'était reconverti en travaillant chez un menuisier du quartier, Isabel et sa meilleure amie partageaient un jour sur deux la garde de leurs enfants et un emploi de surveillante au collège des sciences.

Les fins de mois n'étaient pas faciles, mais leurs deux salaires combinés leur permettaient de s'en sortir et de pourvoir aux besoins de leur petite fille.

Quand Rafaël rentrait de la menuiserie, après le dîner, ils s'installaient tous deux à la table de la cuisine. Isabel faisait des travaux de couture qui lui permettaient de gagner un peu plus d'argent, tandis qu'il écrivait pour témoigner des injustices, de la répression engagée par le régime, de la corruption du pouvoir, de la complicité de l'Église, et pour dénoncer la tristesse dans laquelle avait sombré le peuple argentin.

Tous les matins à 11 heures, Rafaël sortait de l'atelier au prétexte d'aller fumer. Un cycliste s'arrêtait à sa hauteur et lui demandait une cigarette. Et, alors que Rafaël lui offrait du feu, il lui remettait discrètement le billet rédigé la veille. Le messager emportait le texte interdit jusqu'à un entrepôt désaffecté qui hébergeait une imprimerie clandestine. Rafaël contribuait ainsi à l'édition quotidienne d'un journal de résistance politique dont la diffusion s'opérait dans le plus grand des secrets.

Rafaël et Isabel rêvaient de quitter un jour l'Argentine, de s'installer dans un pays où ils seraient enfin libres.

Les soirs où le moral d'Isabel flanchait, Rafaël sortait du tiroir de sa commode un petit cahier à la couverture rouge. Il comptait leurs économies et décomptait les jours avant le départ. Une fois au lit, il lui récitait à voix basse des noms de villes comme on raconte un rêve, et c'est ainsi qu'ils s'endormaient, Rafaël le plus souvent en premier.

Au début de l'été, après le dîner, la petite María Luz dormait déjà, Rafaël avait renoncé à écrire son billet du soir et Isabel à ses travaux de couture pour rejoindre leur chambre plus tôt que d'habitude. Isabel s'était glissée nue sous les draps. Elle avait la peau fine et pâle. Depuis qu'il était menuisier, Rafaël redoutait que ses mains calleuses ne soient désagréables lorsqu'il la caressait, aussi s'y employait-il avec la plus grande douceur.

– J'aime tes mains de travailleur, lui murmurait Isabel en riant dans le creux de son oreille, dis-leur de me serrer plus fort encore.

Rafaël faisait l'amour à sa femme lorsque l'on tambourina à la porte de leur petit appartement.

– Ne bouge pas, ordonna l'apprenti menuisier en attrapant sa chemise au pied du lit.

Les tambourinements redoublèrent d'intensité et Rafaël redouta que ce raffut ne réveille leur fille.

Quand il ouvrit la porte, quatre hommes encagoulés le projetèrent au sol, le rouant de coups pour le forcer à rester ventre à terre.

Tandis que l'un des hommes le maintenait au sol en lui enfonçant un genou dans le dos, un deuxième attrapa Isabel par les cheveux alors qu'elle sortait affolée de la chambre. Il la repoussa contre le mur de la cuisine, lui passa un torchon roulé autour de la nuque et le serra jusqu'à ce qu'elle cesse de hurler. Les cris d'Isabel s'étouffèrent, le garrot se desserra juste assez pour la laisser respirer. Le troisième homme entreprit une fouille rapide des lieux et revint dans le salon quelques instants plus tard, portant María Luz dans ses bras, un couteau sur la gorge.

Sans dire un mot, les hommes firent signe à Rafaël et à Isabel de s'habiller et de les suivre.

On les traîna dehors et les fit monter à l'arrière d'une camionnette. María Luz fut installée à l'avant.

Le véhicule traversa la ville à vive allure. Bien qu'une cloison les séparât de la cabine et que le bruit du moteur envahît tout l'espace, Rafaël et Isabel entendaient leur fille les appeler sans relâche. Chaque fois que la petite María Luz hurlait « Maman », les sanglots d'Isabel devenaient incontrôlables. Rafaël lui tenait la main et tentait de l'apaiser, mais comment apaiser une mère qui entend crier son enfant ? La camionnette s'immobilisa trente minutes plus tard. Les portières s'ouvrirent brusquement sur une cour carrée. On les fit descendre sans ménagement, Rafaël reçut un nouveau coup sur le crâne lorsqu'il voulut se retourner vers le fourgon où se trouvait sa fille et, lorsque Isabel essaya de revenir sur ses pas, l'un des hommes la rattrapa par les cheveux et la remit dans le droit chemin. Le droit chemin menait vers une porte du bâtiment qui encadrait cette cour pavée.

Isabel hurla le prénom de sa fille avant de recevoir un coup de poing à la mâchoire qui lui fit dévaler les escaliers devant elle. Rafaël la suivit, projeté par un coup de pied aux reins.

Ils atterrirent au bas des marches, sur une terre battue qui empestait l'urine. Puis on enferma Isabel dans une cellule, et Rafaël dans une autre...

– Qu'est-ce que tu fais ? demanda Andrew en entrant dans le salon.

Valérie reposa sur la table basse les feuillets qu'elle était en train de lire.

– C'est parce qu'ils étaient journalistes que cette enquête t'obsède à ce point ?

– Bon sang, Valérie, c'est confidentiel ! Je ne vais quand même pas mettre mes notes sous clé sous mon propre toit ! Comprends-moi, c'est mon travail, je te demande juste de respecter cela, conclut Andrew d'un ton calme en regroupant les feuillets.

– Isabel avait le droit de lire ce que son mari écrivait... et même de lui faire des suggestions.

– Je suis désolé, ne m'en veux pas, j'ai horreur qu'on lise mes notes.

– « On » est ta future femme. « On » accepte la solitude lorsque tu pars des semaines entières pour ton travail, et quand tu es là « on » comprend que tu sois ailleurs, accaparé par ton métier, « on » respecte tout cela, par amour. Mais ne me demande pas de vivre avec toi, si je ne peux pas partager un peu de cette passion.

– Tu as aimé ce que tu as lu ? demanda Andrew.

– J'ai une peur bleue de savoir ce qui va arriver à cette famille, à María Luz, et, en même temps, j'ai envié la complicité de Rafaël et Isabel travaillant tous deux à la table de leur cuisine.

– Ce n'était qu'une ébauche, grommela Andrew.

– C'était plus que cela.

– Je ne pourrai jamais publier leur histoire si je ne retourne pas en Argentine. Ce n'est pas une fiction, tu comprends ? Ces gens ont vraiment existé, je ne peux pas me contenter d'un ou deux témoignages.

– Je sais bien que tu dois retourner là-bas. Cette passion qui t'anime, c'est une des raisons pour lesquelles je t'aime. Je te demande seulement de ne pas me tenir à l'écart.

Andrew s'assit à côté de Valérie, il prit sa main et l'embrassa.

– C'est toi qui as raison, je suis un imbécile qui devient paranoïaque dès qu'il s'agit de son travail. J'ai l'obsession du secret, peur de déformer la vérité, d'être partial, influencé, manipulé. C'est uniquement pour cela que je voulais que tu découvres ce pour quoi je me bats quand cet article serait imprimé. Mais j'ai eu tort, dit-il en hochant la tête, désormais, je te ferai lire au fur et à mesure ce que j'écris.