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Alors que les hommes le traînaient vers sa cellule, Rafaël reprit connaissance et souffrit la pire des tortures en entendant, depuis le bout du couloir, le capitaine Sánchez crier : « Amenez-moi sa femme. »

Isabel et Rafaël passèrent deux mois au centre de l'ESMA. On leur avait scotché les paupières pour les empêcher de dormir et, lorsqu'ils sombraient dans l'inconscience, on venait les réveiller à coups de pied, à coups de matraque.

Deux mois durant, Isabel et Rafaël, qui ne se croisaient jamais dans le couloir menant à la salle de tortures, s'éloignèrent peu à peu d'un monde où ils avaient connu l'humanité. Durant ces jours et ces nuits qui s'enchaînèrent sans qu'ils en perçoivent la frontière, ils sombrèrent dans un abîme de ténèbres que le plus fervent des croyants n'aurait pu imaginer.

Pourtant, lorsque le capitaine Sánchez les faisait conduire dans la salle où il les torturait, il invoquait leurs trahisons, celle commise à l'égard de leur patrie, celle commise devant Dieu. Et invoquant Dieu, Sánchez frappait toujours plus fort.

Le capitaine avait fait crever les yeux d'Isabel, mais une lumière refusait de s'éteindre en elle, le regard de María Luz. Par moments, elle aurait voulu que les traits du visage de sa fille s'effacent pour s'abandonner à la mort. Seule la mort pourrait la délivrer, seule la mort lui rendrait son humanité.

Un soir où le capitaine Sánchez s'ennuyait, il fit trancher les parties génitales de Rafaël. L'un de ses hommes les coupa avec une paire de ciseaux. Le médecin s'occupa des sutures, il n'était pas question de le laisser se vider de son sang.

Au début du second mois de leur captivité, on leur ôta les sparadraps pour leur arracher les paupières. Chaque fois que le capitaine rappelait ses victimes, celles-ci perdaient encore un peu plus de leur apparence humaine. Isabel était méconnaissable. Son visage et ses seins étaient brûlés en maints endroits par les mégots de cigarettes que le capitaine écrasait sur sa peau. (Et il fumait deux paquets par jour.) Ses intestins, brûlés eux aussi par les effets de la gégène, supportaient difficilement la bouillie qu'on la forçait à ingurgiter en la gavant à la cuillère. Ses narines ne percevaient plus depuis longtemps l'odeur de ses propres excréments dans laquelle elle baignait. Rendue à l'état animal, Isabel emportait dans les ténèbres le visage de María Luz dont elle murmurait inlassablement le prénom.

Un matin, le capitaine ne trouva plus aucun plaisir à sa besogne. Ni Rafaël ni Isabel ne lui délivreraient l'adresse de l'imprimerie. Il s'en moquait, depuis le début il s'en moquait éperdument. Un capitaine de son rang avait d'autres missions que traquer une vulgaire machine à polycopier. Et regardant ses victimes avec un air de dégoût, il se réjouit d'être arrivé à ses fins. Il avait accompli son devoir, brisé deux êtres immoraux qui avaient renié leur patrie, refusé de se soumettre au seul ordre capable de rendre à la nation argentine la grandeur qu'elle méritait. Le capitaine Sánchez était un patriote dévoué, Dieu reconnaîtrait les siens.

À la tombée du jour, le médecin entra dans la cellule d'Isabel. Comble de l'ironie, pour lui administrer une piqûre de penthotal, il désinfecta le creux de son bras avec un coton imbibé d'alcool. La drogue l'endormit profondément, mais ne la tua pas. C'était le but. Puis ce fut au tour de Rafaël de subir le même traitement dans la cellule qui se trouvait à l'autre extrémité du couloir.

La nuit venue, on les transporta à bord d'une camionnette jusqu'à un petit aérodrome clandestin situé dans la très grande banlieue de Buenos Aires. Un bimoteur de l'armée de l'air attendait dans un hangar. Isabel et Rafaël furent allongés dans la carlingue avec une vingtaine d'autres prisonniers, sous la garde de quatre soldats qui escortaient ces âmes inanimées. L'appareil chargé de sa cargaison décolla tous feux éteints. Son commandant avait reçu pour instruction de faire route vers le fleuve et de virer cap au sud-est, à très basse altitude. La ligne de vol ne devait jamais se rapprocher des côtes uruguayennes. À l'embouchure de l'océan, il ferait demi-tour et reviendrait à son point de départ. Une mission de routine.

Et le commandant Ortiz suivit ces instructions à la lettre. L'appareil grimpa dans le ciel de l'Argentine, survola le río de La Plata et atteignit son objectif une heure plus tard.

Alors, les soldats ouvrirent la porte arrière et il ne leur fallut que quelques minutes pour jeter dix hommes et dix femmes inanimés, mais vivants, à la mer. Le vacarme des moteurs ne leur permettait pas d'entendre le bruit sourd des corps lorsqu'ils frappaient les flots avant de couler. Des bancs de requins avaient pris l'habitude de rôder en ces eaux troubles en attendant leur pitance qui tombait chaque soir du ciel à la même heure.

Isabel et Rafaël ont passé les derniers instants de leur vie côte à côte sans ne s'être jamais revus. Lorsque l'avion regagna l'aérodrome, ils avaient rejoint pour toujours les rangs des trente mille disparus que compta la dictature argentine...

Valérie reposa les feuillets et se rendit à la fenêtre, elle ressentait le besoin immédiat de respirer l'air frais, il lui était impossible de parler.

Andrew se colla contre son dos et l'enlaça.

– C'est toi qui as insisté, je t'avais dit de ne pas lire.

– Et María Luz ? demanda Valérie.

– Ils ne tuaient pas les enfants. Ils les donnaient à des familles proches du pouvoir, ou à des amis de proches du pouvoir. Le régime leur construisait une nouvelle identité au nom des parents qui les adoptaient. María Luz avait deux ans quand Rafaël et Isabel ont été kidnappés, mais des centaines de femmes étaient enceintes au moment de leur arrestation.

– Parce que ces salauds torturaient aussi les femmes enceintes ?

– Oui, en veillant à les maintenir en vie jusqu'à l'accouchement, puis ils confisquaient les nouveau-nés. L'armée se targuait de sauver les âmes innocentes de la perversion, en les remettant à des parents aptes à leur prodiguer une éducation digne des valeurs de la dictature. Ils prétendaient faire acte de charité chrétienne et les autorités de l'Église, qui savaient ce qui se passait, les cautionnaient sans réserve. Les derniers mois de leur grossesse, les futures mères étaient cantonnées dans des maternités de fortune établies dans les camps de détention. Aussitôt né, leur bébé leur était confisqué... tu connais le sort qui était ensuite réservé à ces femmes. La plupart de ces enfants, aujourd'hui adultes, ignorent que leurs véritables parents ont été torturés avant d'être jetés vivants dans l'océan. C'est très probablement le cas de María Luz.

Valérie se retourna vers Andrew. Il ne l'avait jamais vue aussi bouleversée et en colère à la fois, et ce qu'il perçut dans ses yeux lui fit presque peur.

– Dis-moi qu'aujourd'hui ceux qui ne sont pas morts sont en taule et qu'ils y resteront jusqu'à la fin de leur vie.

– J'aimerais bien pouvoir te le dire. Les coupables de ces atrocités ont bénéficié d'une loi d'amnistie, votée au nom de la réconciliation nationale et, lorsqu'elle a été abrogée, la plupart de ces criminels avaient su se faire oublier ou changer d'identité. Ils ne manquaient ni d'expérience en la matière, ni d'appuis politiques pour leur faciliter la tâche.

– Tu vas repartir là-bas et finir ton enquête. Tu vas retrouver ce Ortiz et tous ces salopards. Jure-le-moi !

– C'est mon intention depuis que je mène cette enquête. Tu comprends pourquoi j'y travaille avec tant d'acharnement ? Tu m'en veux moins de t'avoir un peu délaissée ? demanda Andrew.