La petite fille l'entraîna jusqu'à un village perché dans la montagne. Chaque fois qu'il croyait la rattraper, elle accélérait le pas et s'éloignait. Ses éclats de rire le guidaient dans cette course folle. Le vent du soir se leva avec la nuit. Andrew frissonna, il avait froid, si froid qu'il se mit à grelotter. Une grange abandonnée se trouvait devant lui, il y entra, la petite fille l'attendait assise dans l'encadrement d'une fenêtre sous la toiture, ses jambes se balançaient dans le vide. Andrew s'approcha au pied du mur, sans pouvoir pour autant discerner les traits de l'enfant. Il ne voyait que son sourire, un sourire étrange, presque adulte. La petite fille lui soufflait des paroles que le vent portait jusqu'à lui.
– Cherche-moi, trouve-moi, Andrew, n'abandonne pas, je compte sur toi, nous n'avons pas le droit à l'erreur, j'ai besoin de toi.
Elle se laissa tomber dans le vide. Andrew se précipita pour la retenir dans sa chute, mais elle disparut avant d'avoir touché le sol.
Seul dans cette grange, Andrew s'agenouilla, tremblant. Son dos le faisait souffrir, un élancement violent le fit s'évanouir. Lorsqu'il reprit connaissance, il se vit attaché à une chaise métallique. Il lui était impossible de respirer, ses poumons le brûlaient, il étouffait. Une décharge électrique lui parcourut le corps, tous ses muscles se contractèrent et il se sentit projeté en avant par une force immense. Il entendit une voix crier dans le lointain « encore », une onde de choc d'une force insurmontable le propulsa, artères battantes et cœur en flammes. Une odeur de chair brûlée pénétrait ses narines, les liens qui entravaient ses membres lui faisaient mal, sa tête roula sur le côté et il supplia pour que cesse la torture. Les battements de son cœur s'assagirent. L'air qui lui avait manqué entra dans ses poumons, il inspira comme au sortir d'une longue apnée.
Une main posée sur son épaule le secoua sans ménagement.
– Stilman ! Stilman !
Andrew rouvrit les yeux, découvrant le visage d'Olson presque collé au sien.
– Tu dors au bureau si tu veux, mais au moins rêve en silence, il y en a qui travaillent, ici !
Andrew se redressa d'un bond.
– Merde, qu'est-ce que tu fiches là, Freddy ?
– Ça fait dix minutes que je t'entends gémir, tu m'empêches de me concentrer. J'ai cru que tu faisais un malaise et je suis venu voir, mais si c'est pour me faire rembarrer comme ça, j'aurais mieux fait de m'abstenir.
La sueur perlait sur son front et pourtant Andrew était frigorifié.
– Tu devrais rentrer chez toi et te reposer, tu dois couver quelque chose. Ça me fait de la peine de te voir dans cet état, soupira Freddy. Je pars bientôt, tu veux que je te dépose en taxi ?
Des cauchemars, il en avait fait quelques-uns dans sa vie, mais aucun qui lui parût aussi tangible. Il observa Freddy et se redressa sur sa chaise.
– Merci, ça va aller. J'ai dû manger quelque chose à midi qui n'est pas passé.
– Il est vingt heures...
Andrew se demanda depuis quand il avait perdu prise avec la réalité. Cherchant à se remémorer l'heure qu'il était lorsqu'il avait jeté un œil à la pendule de son écran, il s'interrogea sur ce qu'il y avait encore de réel dans son existence.
Il regagna son appartement, épuisé, appela Valérie en route pour la prévenir qu'il se coucherait sans l'attendre, mais Sam l'informa qu'elle venait d'entrer au bloc opératoire, elle n'en ressortirait que probablement tard.
16.
Sa nuit ne fut qu'une longue succession de cauchemars où lui apparaissait la petite fille au visage flou. Chaque fois qu'il s'éveillait, grelottant et ruisselant de sueur à la fois, il la cherchait.
Dans un cauchemar plus terrifiant que les autres, elle s'arrêta pour lui faire face et, d'un geste de la main, lui ordonna de se taire.
Une voiture noire s'arrêta entre eux deux, quatre hommes en descendirent sans leur prêter attention. Ils s'engouffrèrent dans un petit immeuble. Depuis la rue déserte où Andrew se trouvait, il entendit des hurlements, des cris de femme, les pleurs d'une enfant.
La petite fille se tenait sur le trottoir opposé, bras ballants, chantant une comptine l'air insouciant. Andrew voulut la protéger, mais alors qu'il avança vers elle, il croisa son regard, un regard souriant et menaçant à la fois.
– María Luz ? chuchota-t-il.
– Non, lui répondit-elle d'une voix adulte. María Luz n'existe plus.
Et aussitôt, surgissant du même corps, une voix d'enfant lui souffla :
– Retrouve-moi, sans toi je serai perdue pour toujours. Tu fais fausse route Andrew, tu ne cherches pas où il faut, tu te trompes et ils te trompent tous, ça te coûtera cher si tu t'égares. Viens à mon secours, j'ai besoin de toi comme tu as besoin de moi. Nous sommes liés désormais. Vite, Andrew, vite, tu n'as pas le droit à l'erreur.
Pour la troisième fois, Andrew se réveilla en criant. Valérie n'était pas rentrée. Il alluma la lampe de chevet et chercha à retrouver son calme, mais il sanglotait sans pouvoir s'arrêter.
Dans ce dernier cauchemar, le regard de María Luz lui était apparu, fugace. Il était convaincu d'avoir déjà vu ces yeux noirs le fixer, perdus dans un passé qui n'était pas le sien.
Andrew quitta son lit et se rendit dans le salon. Il s'installa à son ordinateur, préférant passer le reste de sa nuit à travailler, mais ses pensées l'empêchaient de se concentrer et il n'arriva pas à écrire la moindre ligne. Il regarda sa montre, hésita, se dirigea vers le téléphone et appela Simon.
– Je te dérange ?
– Bien sûr que non, je relisais Tandis que j'agonise en attendant que tu me réveilles à 2 heures du matin.
– Tu ne crois pas si bien dire.
– J'ai compris, je m'habille, je serai chez toi dans quinze minutes.
Simon arriva plus vite que prévu, il avait enfilé son Burberry sur son pyjama et chaussé une paire de baskets.
– Je sais, dit-il en entrant dans l'appartement d'Andrew, tu vas encore faire un commentaire désagréable sur ma tenue, mais je viens de croiser deux voisins qui promenaient leur chien en peignoir... les voisins en peignoir, pas les chiens, bien sûr...
– Je suis désolé de t'avoir dérangé en pleine nuit.
– Non, tu ne l'es pas du tout, sinon tu ne m'aurais pas appelé. Tu sors ta table de ping-pong ou tu me dis pourquoi je suis là ?
– J'ai peur, Simon, je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Mes nuits sont terrifiantes, et je me lève chaque matin avec un nœud à l'estomac, en constatant qu'il me reste une journée de moins à vivre.
– Sans vouloir dédramatiser outrageusement ta situation, nous sommes huit milliards d'êtres humains dans le même cas.
– Sauf que moi, il me reste cinquante-trois jours !
– Andrew, cette histoire abracadabrante vire à l'obsession. Je suis ton ami et je ne veux courir aucun risque, mais tu as autant de chances de te faire assassiner le 9 juillet que moi de passer sous un bus en sortant d'ici. Quoique, avec ce pyjama à carreaux rouges, le chauffeur aurait vraiment du mal à ne pas m'avoir vu dans ses phares. Je l'avais acheté à Londres, c'est du pilou, beaucoup trop chaud pour la saison, mais c'est celui qui me va le mieux. Tu n'as pas de pyjama ?
– Si, mais je n'en porte jamais, je trouve que ça fait vieux.
– J'ai l'air vieux ? demanda Simon en écartant les bras. Enfile une robe de chambre et allons faire un tour. Tu m'as tiré du lit pour que je te change les idées, non ?