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Lorsqu'ils passèrent devant le commissariat de Charles Street, Simon salua le policier de garde et lui demanda s'il n'avait pas vu un teckel à poil ras. Le policier était désolé, il n'avait vu aucun chien. Et Simon, après l'avoir remercié, avait poursuivi sa marche en criant « Freddy » à tout-va.

– J'aimerais mieux éviter de me promener le long de la rivière, dit Andrew en arrivant au croisement du West End Highway.

– Tu as des nouvelles de ton inspecteur ?

– Aucune, pour l'instant.

– Si c'est ton collègue qui veut ta peau, nous aurons vite fait de le neutraliser, si ce n'est pas lui et que nous n'avons rien de concret d'ici début juillet, je t'emmènerai en voyage loin de New York avant le 9.

– J'aimerais que ce soit aussi simple. Et, à supposer que nous partions, je ne peux pas renoncer à mon travail ni passer ma vie à me cacher.

– Quand pars-tu en Argentine ?

– D'ici quelques jours, et je ne te cache pas que l'idée de m'éloigner un peu n'est pas pour me déplaire.

– Valérie serait ravie de l'entendre. Tu feras quand même attention là-bas. On est arrivés, tu te sens capable de rentrer seul dans cette tenue ?

– Je ne suis pas seul, puisque je promène Freddy, répondit Andrew en saluant Simon.

Et il s'en alla, se conduisant comme s'il tenait un chien en laisse.

*

Andrew fut réveillé d'une courte nuit par la sonnerie du téléphone. Il décrocha, hagard, et reconnut la voix de l'inspecteur qui l'attendait au café au coin de sa rue.

Lorsque Andrew entra dans le Starbucks, Pilguez était assis à la place occupée la veille par Simon.

– Vous avez de mauvaises nouvelles à m'annoncer ? dit-il en s'installant à la table.

– J'ai retrouvé Mme Capetta, répondit l'inspecteur.

– Comment avez-vous fait ?

– Je ne crois pas que cela change grand-chose à ce qui nous préoccupe et je n'ai qu'une petite heure à vous consacrer si je ne veux pas rater mon avion.

– Vous repartez ?

– Je ne peux pas rester indéfiniment à New York, et puis vous allez bientôt partir vous aussi. San Francisco est moins exotique que Buenos Aires, mais c'est ma ville. Mon épouse m'attend, mes radotages lui manquent.

– Qu'avez-vous appris à Chicago ?

– C'est une très belle femme, cette Mme Capetta, des yeux ébène, un regard à vous faire chavirer. M. Capetta n'a pas dû se donner beaucoup de mal pour la retrouver, elle n'a même pas changé d'identité. Elle vit là-bas, seule avec son fils, à deux rues de l'endroit d'où cette charmante lettre vous a été postée.

– Vous lui avez parlé ?

– Non, enfin oui, mais pas de notre affaire.

– Je ne comprends pas.

– J'ai joué au gentil papy qui prenait l'air sur un banc et je lui ai raconté que mon petit-fils avait le même âge que son gamin.

– Vous êtes grand-père ?

– Non, Natalia et moi nous sommes rencontrés trop tard pour avoir des enfants. Mais nous avons un petit neveu de cœur. Le fils de cette amie neurochirurgienne dont je vous avais parlé et de son mari architecte. Nous sommes devenus très proches. Il a cinq ans, et nous en sommes un peu gâteux avec ma femme. Maintenant, arrêtez de me faire vous raconter ma vie, où je vais vraiment manquer mon vol.

– Pourquoi cette mise en scène, si vous ne l'avez pas interrogée ?

– Parce qu'il y a façon et façon d'interroger quelqu'un. Vous vouliez que je lui dise quoi ? Chère madame, pendant que votre gosse joue dans le bac à sable, auriez-vous l'obligeance de me dire si vous avez l'intention de poignarder un journaliste du New York Times le mois prochain ? J'ai préféré gagner sa confiance en passant deux après-midi dans ce parc à discuter de choses et d'autres. Serait-elle capable de commettre un meurtre ? Pour être très franc, je n'en sais rien. C'est, sans aucun doute, une femme de caractère, il y a quelque chose qui vous glace le sang dans son regard et je l'ai trouvée redoutablement intelligente. Mais j'ai du mal à croire qu'elle prendrait le risque d'être séparée de son petit garçon. Même lorsqu'on est convaincu de commettre un crime parfait, on ne peut jamais écarter la possibilité de se faire prendre. Ce qui m'a le plus troublé, c'est l'aplomb avec lequel elle m'a menti quand je lui ai demandé si elle était mariée. Elle m'a répondu sans la moindre hésitation que son mari et sa fille étaient morts au cours d'un voyage à l'étranger. Si je n'avais pas rencontré M. Capetta, je l'aurais crue sans hésitation. De retour à San Francisco, je me servirai de mes contacts new-yorkais pour poursuivre mes investigations sur les personnes figurant sur ma liste. Y compris sur votre femme et votre rédactrice en chef, même si cela vous agace. Je vous appellerai dès que j'en saurai plus et, si nécessaire, je referai un saut à votre retour de Buenos Aires, mais, cette fois-ci, je vous facturerai le billet.

Pilguez tendit un morceau de papier à Andrew et se leva.

– Voilà l'adresse de Mme Capetta, à vous de décider ou non de la communiquer à son mari. Faites attention à vous, Stilman, votre histoire est une des plus folles que j'aie entendues de toute ma carrière, et je sens qu'un mauvais coup se prépare, je suis inquiet.

*

En arrivant au journal, Andrew s'installa devant son ordinateur. Une diode rouge sur son poste de téléphone indiquait la présence d'un message dans sa boîte vocale. Marisa, la barmaid du bar de son hôtel à Buenos Aires avait des informations à lui communiquer et demandait à ce qu'il la rappelle dans les meilleurs délais. Andrew crut se souvenir de cette conversation, dates et événements commençaient à se confondre. Pas facile d'avoir l'esprit aux faits du jour lorsqu'on revit les mêmes choses deux fois. À la recherche de ses notes, il se pencha vers son tiroir. Lorsqu'il avait refermé le cadenas, il s'était amusé de ce que les trois chiffres affichaient le début de sa date de naissance. Ce n'était pourtant plus le cas, quelqu'un avait essayé d'accéder à ses affaires. Andrew passa la tête par-dessus la cloison, le bureau d'Olson était inoccupé. Il feuilleta son carnet jusqu'à la page où il avait retranscrit cette conversation avec Marisa et soupira en constatant que rien n'était noté. Il composa aussitôt le numéro qu'elle lui avait laissé.

Une amie de sa tante était certaine d'avoir reconnu un ancien pilote de l'armée de l'air, l'homme répondait au signalement de celui qui portait le nom d'Ortiz durant la dictature. Il était devenu propriétaire d'une tannerie, une jolie petite affaire dont les cuirs fournissaient nombre de fabricants de sacs, chaussures, selles et ceintures dans tout le pays.

C'est alors qu'il venait livrer l'un de ses clients dans la banlieue de Buenos Aires que l'amie de la tante de Marisa l'avait reconnu. Cette femme, elle aussi, était une des Mères de la place de Mai et elle avait placardé dans son salon une affiche où figuraient les photos de tous les militaires jugés pour des crimes commis durant la dictature, puis amnistiés. Ces photos, elle vivait avec du matin au soir, depuis que son fils et son neveu avaient disparu en juin 1977. Ils avaient tous deux dix-sept ans. Cette mère, qui n'avait jamais accepté de signer les documents entérinant le décès de son fils, et qui se refusait à le faire tant qu'elle ne verrait pas sa dépouille, savait pourtant que cela n'arriverait jamais, pas plus pour elle que pour les parents des trente mille « desaparecidos ». Et des années durant, elle avait arpenté la place de Mai en compagnie d'autres femmes qui, comme elle, bravaient le pouvoir en arborant un panneau avec le portrait de leur enfant. Quand elle avait croisé le chemin de cet homme alors qu'il entrait dans la sellerie, rue du 12-Octobre, son sang s'était glacé. Elle avait serré son cabas, s'y accrochant de toutes ses forces pour ne pas trahir l'émotion qui la gagnait, puis elle s'était assise sur un muret, en attendant qu'il ressorte. Elle l'avait suivi dans la rue du 12-Octobre. Qui se serait méfié d'une vieille dame accrochée à son cabas ? Quand il était remonté à bord de sa voiture, elle en avait mémorisé le modèle et le numéro d'immatriculation. D'appel en appel, le réseau des Mères de la place de Mai avait fini par livrer l'adresse de celui qui, elle en était convaincue, était jadis Ortiz et se faisait désormais appeler Ortega. Il vivait non loin de sa tannerie, à Dumesnil, une bourgade située dans la grande banlieue de Córdoba. Le véhicule repéré à Buenos Aires rue du 12-Octobre était une voiture de location qu'il avait rendue à l'aéroport avant de prendre son vol.