Deux heures et huit lignes et demie plus tard, il recopiait sa prose sur le clavier de son téléphone et l'envoyait à l'intéressée.
Il passa le reste de sa journée à essayer d'écrire, en vain, un article sur l'éventualité d'un soulèvement du peuple syrien. Éventualité que ses collègues jugeaient plus qu'improbable, pour ne pas dire impossible.
Il ne parvenait pas à se concentrer, son regard naviguant de l'écran de son ordinateur à son téléphone portable qui restait désespérément muet. Lorsqu'il s'illumina enfin aux alentours de 17 heures, Andrew se jeta sur l'appareil. Fausse alerte, le pressing l'informait que ses chemises étaient prêtes.
Ce n'est que le lendemain vers midi qu'il reçut le SMS suivant :
« Jeudi prochain, 19 h 30. Valérie »
Il répondit aussitôt : « Tu as l'adresse ? »
Et regretta sa précipitation en lisant quelques secondes plus tard un « Oui » laconique.
*
Andrew reprit son travail, et resta sobre sept jours durant. Pas une goutte d'alcool, enfin, si l'on considérait comme lui qu'une bière était une boisson trop peu alcoolisée pour être considérée comme telle.
Le mercredi, il passa chez son teinturier récupérer le complet veston déposé la veille, et alla s'acheter une chemise blanche. Il en profita pour se faire rafraîchir la nuque et le visage chez un barbier. Et comme tous les mercredis soir, il retrouva Simon, son meilleur ami, vers 21 heures, dans un petit bistrot qui ne payait pas de mine, mais où l'on servait les poissons les mieux préparés du West Village. Andrew habitait à deux pas, et la cuisine de Mary's Fish lui servait de cantine quand il rentrait tard du journal, ce qui lui arrivait souvent. Pendant que Simon, comme à chacun de leurs dîners, tempêtait contre les Républicains qui empêchaient le président d'entreprendre les réformes pour lesquelles on l'avait élu, Andrew dont l'esprit voguait ailleurs, regardait par la vitrine les passants et touristes qui se promenaient dans les rues de son quartier.
– Et c'est, je te le concède, une véritable surprise, mais, de source sûre, Barack Obama serait tombé raide dingue d'Angela Merkel.
– Elle est plutôt jolie, répondit distraitement Andrew.
– Soit tu bosses sur un énorme scoop et je te pardonne, soit tu as rencontré quelqu'un et dans ce cas, tu me mets au parfum tout de suite ! tempêta Simon.
– Ni l'un ni l'autre, répondit Andrew, désolé, je suis fatigué.
– Pas à moi ! Je ne t'ai pas vu rasé de si près depuis que tu sortais avec cette brune qui faisait une tête de plus que toi. Sally, si mes souvenirs sont bons.
– Sophie, mais ce n'est pas grave, cela prouve combien toi aussi tu t'intéresses à ma conversation. Comment t'en vouloir d'avoir oublié son prénom, je ne suis resté qu'un an et demi avec elle !
– Elle était d'un ennui à se pendre, je ne l'ai jamais entendue rire, reprit Simon.
– Parce qu'elle ne riait jamais à tes plaisanteries. Termine ton assiette, je voudrais aller me coucher, soupira Andrew.
– Si tu ne me dis pas ce qui te tracasse, je commande dessert sur dessert, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Andrew regarda son ami droit dans les yeux.
– Il y a une fille qui a marqué ton adolescence ? demanda-t-il en faisant signe à la serveuse de lui apporter l'addition.
– Je savais que ce n'était pas le boulot qui te mettait dans cet état !
– Ne crois pas ça, je travaille sur un sujet révoltant, une histoire sordide à vous retourner les tripes.
– Quel est le sujet ?
– Secret professionnel !
Simon régla la note en espèces et se leva.
– Allons faire quelques pas, j'ai besoin de prendre l'air.
Andrew récupéra son imperméable au portemanteau et rejoignit son ami qui l'attendait déjà sur le trottoir.
– Kathy Steinbeck, murmura Simon.
– Kathy Steinbeck ?
– La fille qui a marqué mon adolescence, tu m'as posé la question il y a cinq minutes, tu as déjà oublié ?
– Tu ne m'en as jamais parlé.
– Tu ne m'avais jamais posé cette question, répondit Simon.
– Valérie Ramsay, déclara Andrew.
– En fait tu te fiches totalement de savoir en quoi Kathy Steinbeck a pu marquer ma vie de jeune homme. Tu ne m'as posé cette question que dans le but de me parler de ta Valérie.
Andrew prit Simon par l'épaule et l'entraîna quelques pas plus loin. Trois marches descendaient vers le sous-sol d'un petit immeuble en brique. Il poussa la porte de chez Fedora, un bar où avaient joué jadis de jeunes artistes aux noms de Count Basie, Nat King Cole, John Coltrane, Miles Davis, Billie Holiday ou Sarah Vaughan.
– Tu me trouves trop centré sur moi-même ? questionna Andrew.
Simon ne répondit pas.
– Tu dois être dans le vrai. À force d'avoir résumé pendant tant d'années les vies d'inconnus, j'ai fini par croire que le seul jour où l'on s'intéresserait à moi serait celui où j'apparaîtrais à mon tour dans mes fichues colonnes à macchabées.
Et levant son verre, Andrew se mit à clamer à voix haute :
– Né en 1975, Andrew Stilman a travaillé la plus grande partie de sa vie au célèbre New York Times... Tu vois, Simon, c'est pour cela que les toubibs n'arrivent pas à se soigner eux-mêmes, on a la main qui tremble quand il faut s'opérer. C'est pourtant le b.a.-ba du métier, les qualificatifs doivent être exclusivement réservés au défunt. Je recommence... né en 1975, Andrew Stilman a collaboré de nombreuses années au New York Times. Son ascension fulgurante le conduisit au début des années 2020 à en assumer le poste de rédacteur en chef. C'est sous son impulsion que le journal prit un nouvel essor et redevint l'un des quotidiens les plus respectés au monde... J'en fais peut-être un peu trop, non ?
– Tu ne vas pas recommencer ta nécro depuis le début !
– Sois patient, laisse-moi aller au bout, je ferai la tienne aussi, tu verras ce sera marrant.
– Tu comptes mourir à quel âge, pour que je sache combien de temps va durer ce cauchemar ?
– Va savoir avec les progrès de la médecine... Où en étais-je ? Ah oui, c'est sous son impulsion, bla-bla-bla, que le journal retrouva sa splendeur. Andrew Stilman obtint, en 2021, le prix Pulitzer pour son article visionnaire sur... bon, je ne vois rien maintenant, mais je t'en préciserai le sujet plus tard. Sujet qui, d'ailleurs, donna lieu à la rédaction de son premier livre, largement primé lui aussi et aujourd'hui étudié dans toutes les grandes universités.
– Traité de la modestie chez le journaliste était le titre de ce chef-d'œuvre, railla Simon. Et à quel âge ils t'ont remis le Nobel ?
– À soixante-douze ans, j'allais y venir... Quittant son poste de directeur général au terme d'une remarquable carrière, il prit sa retraite à l'âge de soixante et onze ans, et se vit remettre, l'année suivante...
– ... Un mandat d'arrêt pour homicide volontaire, car il avait fait périr d'ennui son plus fidèle ami.
– Tu n'es pas très compatissant.
– Et à quoi devrais-je compatir ?
– Je traverse une période bizarre, mon Simon ; la solitude me pèse, ce qui n'est pas normal, car je n'apprécie jamais autant la vie que lorsque je suis célibataire.
– Tu approches de la quarantaine !
– Je te remercie, il me reste encore quelques années avant de passer le cap. L'ambiance au journal est délétère, reprit Andrew, nous vivons avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Je voulais juste me mettre un peu de baume au cœur... C'était qui ta Kathy Steinbeck ?
– Ma prof de philo.
– Ah ? Je n'aurais pas imaginé que la fille qui avait marqué ton adolescence... n'était plus une fille.