*
Andrew s'éveilla alors que le jour se levait. Courir le long de la rivière Hudson lui manquait. Il avait de bonnes raisons de ne plus s'y rendre depuis sa réincarnation, mais, à bien y réfléchir, il se dit que le 9 juillet était encore loin. Valérie dormait profondément. Il quitta le lit sans un bruit, enfila sa tenue de jogging et sortit de l'appartement. Le West Village était d'un calme absolu. Andrew descendit Charles Street à petites foulées. Il accéléra le pas au bas de la rue et réussit pour la première fois de sa vie à traverser les huit voies du West End Highway avant que le second feu de circulation ne passe au vert.
Ravi de son exploit, il s'engagea dans l'allée de River Park, tout à sa joie de reprendre son entraînement matinal.
Il interrompit sa course un instant pour regarder s'éteindre les lumières d'Hoboken. Il adorait ce spectacle qui lui rappelait son enfance. Quand il vivait à Poughkeepsie, son père venait le chercher tôt dans sa chambre le samedi matin. Ils petit-déjeunaient tous deux dans la cuisine, puis, son père l'installait au volant avant de pousser la Datsun dans l'allée pour ne pas réveiller sa mère. Dieu que ses parents lui manquaient, pensa-t-il. Une fois dans la rue, Andrew, qui avait appris la manœuvre, enclenchait la seconde, relâchait la pédale d'embrayage guettant les toussotements du moteur et donnait un petit coup d'accélérateur. Son père, pour lui apprendre à conduire, lui faisait traverser le Hudson Bridge, puis ils bifurquaient sur Oaks Road et se garaient le long de la rivière. Depuis leur point d'observation, ils guettaient le moment où les lumières de Poughkeepsie s'éteindraient. Et chaque fois, le père d'Andrew applaudissait ce moment comme on salue la fin d'un feu d'artifice.
Et tandis que les lumières de Jersey City s'éteignaient elles aussi, Andrew délaissa ses souvenirs pour reprendre sa course.
Soudain, il se retourna et reconnut au loin une silhouette familière. Il plissa les yeux, Freddy Olson, la main droite dissimulée dans la poche centrale de son sweat-shirt se rapprochait de lui. Andrew sentit aussitôt le danger qui le guettait. Il aurait pu songer à affronter Freddy, ou à le raisonner, mais il savait que ce dernier réussirait à le frapper mortellement avant qu'il n'ait pu tenter la moindre esquive. Andrew se mit à courir à toute vitesse. Pris de panique, il se retourna à nouveau pour évaluer la distance qui le séparait d'Olson, il gagnait de plus en plus de terrain et Andrew avait beau user de toutes ses forces, il n'arrivait pas à le semer. Olson avait dû se mettre une bonne dose dans le nez ; comment lutter contre quelqu'un qui se dope du matin au soir ? Andrew aperçut devant lui un petit groupe de joggeurs. S'il arrivait à les rejoindre il serait sauvé. Freddy renoncerait à l'agresser. Une cinquantaine de mètres le séparaient d'eux, les rattraper appartenait encore au domaine du possible, aussi essoufflé fût-il. Il supplia le bon Dieu de lui donner les ressources nécessaires. Nous n'étions pas le 9 juillet, il avait une mission à accomplir en Argentine, tant de choses à dire à Valérie, il ne voulait pas mourir aujourd'hui, pas encore, pas à nouveau. Les joggeurs n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres, mais il sentit la présence de Freddy approcher.
« Encore un effort, je t'en supplie, se dit-il à lui-même, fonce, fonce bon sang. »
Il voulut appeler à l'aide, mais l'air lui manquait pour crier au secours.
Et, soudain, il sentit une terrible morsure lui déchirer le bas du dos. Andrew hurla de douleur. Parmi les joggeurs qui le précédaient, une femme entendit son cri, elle se retourna et le regarda. Le cœur d'Andrew cessa de battre lorsqu'il découvrit le visage de Valérie qui souriait, paisible, en le regardant mourir. Il s'effondra sur l'asphalte et la lumière s'éteignit.
*
Lorsque Andrew rouvrit les yeux, il était allongé sur un long chariot, grelotant, et la fraîcheur de la matière plastique sur laquelle il reposait n'améliorait pas son confort. Une voix s'adressa à lui au travers d'un haut-parleur : on lui faisait passer un scanner, cela ne durerait pas longtemps. Il devait éviter de bouger.
Comment aurait-il pu bouger alors que des sangles entravaient ses poignets et ses chevilles. Andrew essaya de contrôler les battements de son cœur qui résonnaient dans cette pièce blanche. Il n'eut pas le loisir de la parcourir des yeux, le chariot commença d'avancer vers l'intérieur d'un grand cylindre, il avait l'impression d'être enfermé vivant dans une sorte de sarcophage des temps modernes. Un bruit sourd se fit entendre, suivi d'une série de martèlements effrayants. La voix dans le haut-parleur se voulait apaisante : tout se passait pour le mieux, il n'avait rien à craindre, l'examen était indolore et serait bientôt terminé.
Les bruits cessèrent, le chariot se remit en mouvement et Andrew retrouva progressivement la lumière. Un brancardier vint aussitôt le chercher et le transborda sur un lit à roulettes. Il connaissait ce visage, il l'avait déjà vu quelque part. Andrew se concentra et fut presque certain d'avoir reconnu Sam, l'assistant de Valérie au cabinet vétérinaire. Il devait divaguer sous l'emprise des drogues qu'on lui avait administrées.
Il souhaita tout de même lui poser la question, mais l'homme lui adressa un sourire et l'abandonna dans la chambre où il l'avait accompagné.
« Dans quel hôpital suis-je ? » se demanda-t-il. Après tout, peu lui importait, il avait survécu à son agression, en avait identifié l'auteur. Une fois remis de ses blessures il pourrait retrouver une vie normale. Ce salopard de Freddy Olson passerait les dix prochaines années derrière des barreaux, ce devait être le tarif minimal pour une tentative de meurtre avec préméditation.
Andrew ne décolérait pas de s'être laissé berner aussi naïvement par son histoire. Olson avait dû présumer qu'il se doutait de quelque chose et décidé d'avancer la date de son crime. Andrew songea qu'il aurait à repousser celle de son voyage en Argentine, mais il avait désormais la preuve que le cours des choses pouvait être modifié puisqu'il avait réussi à sauver sa peau.
On frappa à la porte, l'inspecteur Pilguez entra accompagné d'une femme ravissante vêtue d'une blouse blanche.
– Je suis désolé, Stilman, j'ai échoué, ce type a réussi son coup. J'avais misé sur le mauvais cheval, je vieillis et mon instinct n'est plus ce qu'il était.
Andrew voulut rassurer l'inspecteur, mais il n'avait pas suffisamment récupéré pour réussir à parler.
– Quand j'ai appris ce qui vous était arrivé, j'ai sauté dans le premier avion et j'ai emmené avec moi cette amie neurochirurgienne dont je vous avais tant parlé. Je vous présente le docteur Kline.
– Lauren, dit la doctoresse en lui tendant la main.
Andrew se rappelait son nom, Pilguez l'avait cité lors d'un dîner, il s'en amusa, car chaque fois qu'il avait hésité à se faire examiner, il avait cherché en vain à s'en souvenir.
La doctoresse prit son pouls, examina ses pupilles et sortit un stylo de sa poche, un drôle de stylo dont la plume avait été remplacée par une minuscule ampoule.
– Suivez des yeux cette lumière, monsieur Stilman, dit la doctoresse en promenant son stylo de gauche à droite et de droite à gauche.
Elle le rangea dans la poche de sa blouse et recula de quelques pas.
– Olson, articula péniblement Andrew.
– Je sais, soupira Pilguez, nous l'avons interpellé au journal. Il a voulu nier les faits, mais le témoignage de votre ami Simon au sujet de l'armurerie l'a confondu. Il a fini par avouer. Hélas, je ne m'étais pas trompé sur toute la ligne, votre femme était sa complice. Je suis désolé, pour le coup j'aurais préféré avoir tort.
– Valérie, mais pourquoi ? balbutia Andrew.
– Ne vous avais-je pas dit qu'il n'y a que deux grandes familles de crimes... Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, l'assassin est un proche. Votre collègue lui avait révélé que vous en aimiez une autre et que vous vous apprêtiez à annuler le mariage. Elle n'a pas supporté l'humiliation. Nous l'avons arrêtée à son cabinet. Vu le nombre de policiers qui l'entouraient, elle n'a opposé aucune résistance.