– Qu'est-ce qui se passe, on dirait que tu fuis quelque chose, ou quelqu'un.
– J'ai juste envie de quitter la ville, une escapade amoureuse avec toi, loin de tout.
– Et je peux savoir comment tu connais ce petit hôtel charmant qui donne sur la plage ?
– J'avais rédigé la nécro du propriétaire...
– J'apprécie ta galanterie, répondit Valérie d'une voix tendre.
– Tu n'es pas jalouse de mon passé tout de même ?
– De ton passé, et de ton futur. Quand nous étions au collège, j'étais beaucoup plus jalouse des filles qui te tournaient autour que tu ne peux l'imaginer, répondit Valérie.
– Quelles filles ?
Valérie sourit sans répondre et héla un taxi.
Ils arrivèrent à Westport en début de soirée. À travers les fenêtres de leur chambre, on pouvait voir le cap où les courants luttaient sans relâche.
Après le dîner, ils allèrent marcher sur la lagune, là où la terre ne porte plus de trace de civilisation. Valérie étendit sur le sable une serviette empruntée à l'hôtel, Andrew posa sa tête sur ses genoux et, ensemble, ils regardèrent l'océan en colère.
– Je veux vieillir à tes côtés, Andrew, vieillir pour avoir le temps de te connaître.
– Tu me connais mieux que personne.
– Depuis que j'ai quitté Poughkeepsie, je n'ai appris que la solitude, auprès de toi je renonce peu à peu à cette école et cela me rend heureuse.
Blottis dans la fraîcheur de la nuit, ils écoutèrent le ressac, sans un mot.
Andrew repensa à leur adolescence. Les souvenirs sont parfois comme ces photographies blanchies par le temps, dont les détails ressurgissent à la faveur d'un certain éclairage. Il ressentit que la complicité qui les liait était plus forte que tout.
Dans trois jours, il serait à Buenos Aires, à des milliers de kilomètres d'elle, de ces instants paisibles qu'il espérait revivre lorsque l'été jetterait ses derniers feux.
*
Un sommeil serein et un déjeuner au soleil avaient permis à Andrew de retrouver des forces. Son dos ne le faisait plus souffrir.
En arrivant à New York, le dimanche soir, il appela Simon et lui demanda de le retrouver au Starbucks le lendemain matin vers 9 heures.
*
Simon arriva en retard, Andrew l'attendait en lisant le journal.
– Ne me fais aucune remarque, j'ai passé le samedi le plus pourri de mon existence.
– Je n'ai rien dit.
– Parce que je viens de te l'interdire.
– En quoi ton samedi était-il si terrible ?
– J'ai passé la journée dans la peau de Freddy Olson, un déguisement bien plus sordide que tu l'imagines.
– À ce point-là ?
– Pire. Prostituées, tacos et sniffette, et encore ce programme n'a occupé que la moitié de sa journée. Après son déjeuner, il s'est offert une petite visite à la morgue, ne me demande pas ce qu'il y faisait, si je l'avais suivi à l'intérieur, je me serais fait repérer et puis le contenu de ce genre de frigos, très peu pour moi. Ensuite il est allé acheter des fleurs et s'est rendu au Lenox Hospital.
– Et après l'hôpital ?
– Il est allé se promener dans Central Park, puis dans ton quartier et il a traîné en bas de chez toi. Après être passé quatre fois devant la porte de ton immeuble, il est entré, a cherché ta boîte à lettres, et a soudainement fait demi-tour.
– Olson est venu chez moi ?
– Quand tu répètes mot à mot ce que je viens de te dire, ça me donne l'impression d'avoir une conversation vraiment intéressante...
– Ce type est complètement dingue !
– Il est surtout au bout du rouleau. Je l'ai suivi jusqu'à ce qu'il rentre chez lui. La solitude de cet homme est un abîme d'une profondeur vertigineuse, c'est un paumé.
– Il n'y a pas que lui qui se sente perdu. On est bientôt en juin. Remarque, je ne devrais pas m'en plaindre, qui peut comme moi se vanter d'avoir vécu deux fois le même mois de mai.
– Pas moi en tout cas, répondit Simon, et vu le chiffre d'affaires mirobolant de ce mois-ci, ça n'a rien de grave, vivement juin... en attendant juillet.
– Mai était le mois qui avait changé mon existence, soupira Andrew, j'étais heureux et je n'avais pas encore fichu en l'air ce qui m'était arrivé de plus beau.
– Tu dois te pardonner, Andrew, personne d'autre ne le fera pour toi. Il y a tant de gens qui rêveraient de pouvoir tout recommencer, de se retrouver juste avant l'instant où ils ont dérapé. Tu prétends que c'est ce qui t'arrive, alors profites-en au lieu de te lamenter sur ton sort.
– Quand on sait que la mort vous attend au tournant, le rêve devient vite un cauchemar. Tu prendras soin de Valérie quand je ne serai plus là ?
– Tu prendras soin d'elle toi-même ! On va tous y passer, la vie est une maladie mortelle dans cent pour cent des cas. Moi, j'ignore la date fatidique, et je n'ai pas le loisir d'en retarder l'échéance. Ce n'est pas plus rassurant quand tu y penses. Tu veux que je t'accompagne à l'aéroport demain ?
– Non, c'est inutile.
– Tu vas me manquer, tu sais.
– Toi aussi.
– Allez, file retrouver Valérie, j'ai un rendez-vous.
– Avec qui ?
– Tu vas être en retard, Andrew.
– Réponds-moi d'abord.
– Avec la réceptionniste de l'hôpital Lenox. Je suis repassé dimanche soir voir si elle allait bien après la visite de Freddy, c'est mon côté perfectionniste, je n'y peux rien.
Andrew se leva, salua Simon et se retourna juste avant de sortir du café.
– J'ai un service à te demander, Simon.
– Je croyais que c'était déjà fait, mais je t'écoute.
– J'aurais besoin que tu ailles à Chicago. Voici l'adresse d'une femme que j'aimerais que tu surveilles pendant quelques jours.
– J'en déduis que je ne te retrouverai pas à Buenos Aires.
– Tu y pensais vraiment ?
– Ma valise est bouclée, juste au cas où.
– Je t'appellerai et je te promets de te faire venir si c'est possible.
– Ne te fatigue pas, je partirai à Chicago au plus vite ; fais attention à toi là-bas. Elle est jolie cette Mme Capetta ?
Andrew serra son ami dans ses bras.
– Bon, c'est mignon comme tout, mais je crois que j'ai un ticket avec la serveuse, alors si on pouvait s'épargner une fricassée de museaux devant elle, je t'en serais très reconnaissant.
– Une fricassée de museaux ?
– C'est une expression québécoise.
– Et depuis quand tu parles le québécois ?
– Kathy Steinbeck était de Montréal. Ce que tu peux m'énerver parfois, c'est dingue !
*
Andrew profita de sa dernière journée à New York pour mettre un peu d'ordre dans ses affaires. Il passa la matinée au bureau, Freddy était absent. Il appela la réceptionniste et lui demanda de le prévenir dès qu'Olson arriverait au journal. Il prétendit avoir rendez-vous avec lui devant l'accueil.
Aussitôt le combiné raccroché, Andrew alla inspecter le bureau de son collègue. Il fouilla ses tiroirs, n'y trouva que des cahiers truffés d'annotations, d'idées, d'articles sans intérêt, de sujets que le journal ne publierait jamais. Comment Olson pouvait-il s'égarer à ce point ? Andrew allait renoncer, quand un Post-it resté collé à la corbeille à papier attira son attention. Il y était inscrit le mot de passe de son propre ordinateur. Comment Olson se l'était-il procuré, et qu'avait-il été faire sur son ordinateur ?
« La même chose que toi », lui répondit sa conscience, « jouer les fouille-merde ».
– Rien à voir, murmura Andrew, Olson est pour moi une menace potentielle.
« Et tu l'es aussi pour lui, professionnellement parlant en tout cas », pensa-t-il enfin.
Une idée folle lui traversa l'esprit, il utilisa son propre mot de passe pour accéder aux données contenues dans l'ordinateur d'Olson et la manœuvre fonctionna. Andrew en déduisit que Freddy avait autant de personnalité qu'un poisson rouge. Ou alors son machiavélisme forçait le respect. Qui penserait à utiliser le même code que celui de l'individu qu'il espionne ?