– Allons plutôt voir votre ami, je déposerai mes affaires plus tard.
– Antonio a besoin de repos et les heures de visites sont terminées. Je vous remercie de cette attention, nous irons demain. Il est en soins intensifs à l'hôpital General de Agudos, c'est tout près d'ici. Je passerai vous chercher vers 9 heures.
– Vous ne travaillez pas au bar ce soir ?
– Non, pas ce soir.
Andrew salua Marisa, récupéra sa valise sur la banquette arrière et se dirigea vers l'entrée de l'hôtel.
Une fourgonnette blanche s'engouffra sous le porche. Assis à l'avant, un homme visa Andrew dans la mire de son objectif et le photographia en rafales. Les portières arrière s'entrouvrirent, laissant descendre un deuxième comparse qui alla s'installer tranquillement dans le hall. La camionnette redémarra et poursuivit sa filature. Son conducteur n'avait pas quitté Marisa depuis qu'Antonio et elle étaient partis de Córdoba.
Andrew sourit quand la réceptionniste lui tendit les clés de la chambre 712. C'était celle qu'il avait occupée dans sa précédente vie.
– Vous pourriez demander à la maintenance de changer les piles de la télécommande de la télévision ? demanda-t-il.
– Nos services d'entretien les vérifient chaque jour, répondit l'employée.
– Eh bien, faites-moi confiance, celui qui s'en est occupé n'a pas bien fait son boulot.
– Comment pourriez-vous le savoir alors que vous n'êtes pas encore monté dans votre chambre ?
– Je suis extralucide ! dit Andrew en écarquillant grands les yeux.
La chambre 712 était conforme au souvenir qu'il en avait gardé. La fenêtre était bloquée, la porte de la penderie grinçait sur ses gonds, un filet d'eau fuyait de la douche et le réfrigérateur du minibar ronronnait comme un chat tuberculeux.
– Services d'entretien mon œil, râla Andrew en jetant son bagage sur le lit.
Il n'avait rien mangé depuis New York, la nourriture à bord de l'avion avait l'air trop infect pour s'y risquer, et il avait une faim de loup. Il se remémora avoir dîné, lors de son précédent séjour, dans une parrilla située juste en face du cimetière de la Recoleta. Il s'amusa en refermant la porte de sa chambre, à l'idée de déguster la même grillade pour la seconde fois.
Lorsque Andrew sortit de son hôtel, l'homme qui avait pris place dans le hall abandonna son fauteuil et lui emboîta le pas. Il alla s'asseoir sur un petit banc, juste en face du restaurant.
Tandis qu'Andrew se régalait, un employé du service de maintenance de l'hôtel Quintana acceptait un généreux pourboire pour aller inspecter les affaires du client de la 712. Il exécuta sa mission avec la plus grande minutie, ouvrit le petit coffre-fort de la chambre avec son passe de service, photographia toutes les pages du carnet d'adresses d'Andrew, celles de son passeport, ainsi que de son agenda.
Une fois tout remis en place, il vérifia le fonctionnement de la télécommande de la télévision, en changea les piles et repartit. Il retrouva son généreux commanditaire devant l'entrée de service de l'hôtel et lui rendit l'appareil numérique que ce dernier lui avait confié.
*
Repu, Andrew dormit comme un loir, sans qu'aucun cauchemar vienne troubler son sommeil et il se réveilla ragaillardi aux premières heures du matin.
*
Après avoir avalé un petit déjeuner dans la salle de restaurant de son hôtel, il alla attendre Marisa sous le porche.
– Nous n'allons pas voir Antonio, dit-elle dès qu'Andrew monta à bord de sa Coccinelle.
– Son état s'est aggravé dans la nuit ?
– Non, il va plutôt mieux ce matin, mais ma tante a reçu un appel très désagréable au milieu de la nuit.
– Comment ça ?
– Un homme qui s'est gardé de se présenter lui a dit qu'elle ferait bien de surveiller les fréquentations de sa nièce, si elle voulait lui éviter de sérieux ennuis.
– Les amis d'Ortiz ne perdent pas de temps, dites donc.
– Ce qui m'inquiète vraiment, c'est qu'ils sachent déjà que vous êtes en ville et que nous nous connaissons.
– Et ces mauvaises fréquentations, ce ne peut être que moi ?
– Vous n'êtes pas sérieux, j'espère ?
– Vous êtes ravissante, il doit y avoir pas mal de garçons qui vous tournent autour.
– Épargnez-vous ce genre de réflexion, je suis très amoureuse de mon fiancé.
– Il n'y avait aucun sous-entendu déplacé dans ce compliment, assura Andrew. Vous savez sur quelle rue donne l'entrée de service de l'hôpital ?
– Ça ne servirait à rien de jouer au plus malin, les hommes d'Ortiz peuvent avoir placé un complice à l'intérieur du bâtiment. Je ne veux faire courir aucun risque à Antonio, il en a déjà suffisamment pris comme ça.
– Quelle est la suite du programme ?
– Je vous conduis chez ma tante, elle en sait plus que moi et que beaucoup de gens dans cette ville. C'est une des premières Mères de la place de Mai. Et soyons clairs sur un point, vous ne m'avez pas payée pour que je vous serve de guide touristique !
– Je n'appellerais pas vraiment cela du tourisme, mais je prends bonne note de votre remarque... et de votre excellente humeur.
*
Louisa vivait dans une petite maison du quartier de Monte Chingolo. Pour accéder jusque chez elle, il fallait traverser une cour ombragée par la floraison d'un grand jacaranda mauve, et dont les murs étaient couverts de passiflores.
Louisa aurait fait une très belle grand-mère, mais la dictature l'avait privée d'avoir un jour des petits-enfants.
Marisa accompagna Andrew jusqu'au salon.
– Alors c'est vous le journaliste américain qui enquête sur notre passé, dit Louisa en se levant de son fauteuil où elle faisait ses mots croisés. Je vous imaginais plus beau que ça.
Marisa sourit tandis que sa tante fit signe à Andrew de prendre place à la table. Elle se rendit dans la cuisine et revint avec une assiette de gâteaux secs.
– Pourquoi vous intéressez-vous à Ortiz ? demanda-t-elle en lui servant un verre de limonade.
– Ma rédactrice en chef trouve son parcours intéressant.
– Votre patronne a de drôles de centres d'intérêt.
– Comme comprendre ce qui peut conduire un homme ordinaire à devenir un tortionnaire, répondit Andrew.
– Elle aurait dû venir à votre place. Je lui aurais désigné des centaines de militaires qui sont devenus des monstres. Ortiz n'était pas un type ordinaire, mais il n'était pas le pire d'entre eux. C'était un officier pilote des gardes-côtes, un second couteau. Nous n'avons jamais eu de preuves formelles qu'il ait participé à la torture. Ne croyez pas que je cherche à l'excuser, il a commis des actes terribles et il devrait, comme beaucoup d'autres, croupir au fond d'une cellule pour ses crimes. Mais comme beaucoup d'autres aussi, il s'en est tiré, tout du moins jusqu'à aujourd'hui. Si vous nous aidez à prouver qu'Ortiz est devenu ce commerçant qui répond au nom d'Ortega, nous pourrons le faire traduire en justice. Tout du moins nous essayerons.
– Que savez-vous de lui ?
– D'Ortega, pour l'instant pas grand-chose. Quant à Ortiz, il vous suffira de vous rendre aux archives de l'ESMA pour obtenir son pedigree.
– Comment a-t-il fait pour échapper à la justice ?
– De quelle justice parlez-vous, monsieur le journaliste ? Celle qui a amnistié ces chacals ? Celle qui leur a laissé le temps de se fabriquer de nouvelles identités ? Après le retour de la démocratie en 1983, nous, les familles de victimes, avons cru que ces criminels seraient condamnés. C'était sans compter sur la veulerie du président Alfonsin et la puissance de l'armée. Le régime militaire a eu le temps d'effacer ses traces, de nettoyer les uniformes maculés de sang, de cacher le matériel de torture en attendant des temps meilleurs, et rien ne garantit que ces temps-là ne reviendront pas un jour. La démocratie est fragile. Si vous vous croyez à l'abri du pire parce que vous êtes américain, vous vous trompez autant que nous nous sommes trompés. En 1987, Barreiro et Rico, deux hauts gradés, fomentèrent un soulèvement militaire et réussirent à museler notre appareil judiciaire. Deux lois honteuses furent votées, celle du devoir d'obéissance qui établissait une hiérarchie des responsabilités en fonction du rang militaire et celle encore plus ignominieuse du « Point final » qui prescrivait tous les crimes non encore jugés. Votre Ortiz, comme des centaines de ses comparses, s'est vu offrir un sauf-conduit qui le mettait à l'abri de toute poursuite. Ce fut le cas pour un grand nombre de tortionnaires, et ceux qui parmi eux se trouvaient en prison furent libérés. Il aura fallu attendre quinze ans pour que ces lois soient abrogées. Mais, en quinze ans, vous imaginez bien que la vermine avait eu le temps de se mettre à couvert.