– Comment le peuple argentin a-t-il pu laisser faire une telle chose ?
– C'est amusant que vous me posiez cette question avec tant d'arrogance. Et vous, les Américains, vous avez traduit en justice votre président Bush, son vice-président Dick Cheney ou votre secrétaire à la Défense pour avoir autorisé la torture dans les prisons irakiennes pendant les interrogatoires, l'avoir justifiée au nom de la raison d'État ou pour avoir créé le centre de détention de Guantánamo ? Avez-vous fermé ce centre qui défie les accords de la convention de Genève depuis plus d'une décennie ? Vous voyez combien la démocratie est fragile. Alors ne nous jugez pas. Nous avons fait ce que nous avons pu, face à une armée toute-puissante qui manipulait à son avantage les rouages de l'appareil d'État. Nous nous sommes contentés pour la plupart de faire en sorte que nos enfants puissent aller à l'école, que nous ayons quelque chose à mettre dans leur assiette et un toit sur leur tête ; cela demandait déjà beaucoup d'efforts et de sacrifices pour les classes appauvries de la société argentine.
– Je ne vous jugeais pas, assura Andrew.
– Vous n'êtes pas un justicier, monsieur le reporter, mais vous pouvez contribuer à ce que la justice soit rendue. Si vous démasquez celui qui se cache derrière Ortega, si c'est bien d'Ortiz qu'il s'agit, il aura le sort qu'il mérite. Alors je suis prête à vous aider.
Louisa se leva de sa chaise pour se rendre jusqu'au buffet qui trônait dans son salon. Elle sortit d'un tiroir un dossier qu'elle posa sur la table. Elle en parcourut les pages en humectant chaque fois son doigt et s'arrêta pour retourner l'ouvrage afin de le présenter à Andrew.
– Voilà votre Ortiz, dit-elle, en 1977. Il avait la quarantaine, déjà trop vieux pour piloter d'autres avions que ceux des gardes-côtes. Un officier à la carrière sans grande envergure. Selon le rapport d'enquête que je me suis procuré dans les archives de la commission nationale sur la disparition des personnes, il aurait été aux commandes de plusieurs vols de la mort. Depuis l'appareil qu'il pilotait, nombre de jeunes hommes et femmes, parfois de simples gosses tout juste sortis de l'adolescence, ont été jetés vivants dans les eaux du río de La Plata.
Andrew ne put retenir une moue de dégoût en regardant la photo de cet officier qui posait, plein de superbe.
– Il ne dépendait pas de Massera, le chef de l'ESMA. C'est probablement ce qui l'a aidé à passer entre les mailles du filet pendant le peu d'années où il risquait d'être arrêté. Ortiz était sous les ordres d'Héctor Febres, le préfet des gardes-côtes. Mais Febres était aussi le chef du service de renseignements de l'ESMA, il avait la charge du secteur 4 qui comptait plusieurs salles de torture et la maternité. Maternité est un bien grand mot pour ce réduit de quelques mètres carrés où les prisonnières venaient mettre bas comme des animaux. Pire que des animaux : on leur couvrait la tête d'un sac en toile de jute. Febres forçait ces femmes qui venaient d'accoucher à rédiger une lettre demandant à leur famille de prendre en charge leur enfant le temps de leur captivité. Vous savez ce qui arrivait par la suite. Maintenant, monsieur Stilman, écoutez-moi bien, car si vous voulez vraiment que je vous aide, nous devons passer un pacte, vous et moi.
Andrew remplit de limonade le verre de Louisa. Elle le but d'un trait et le reposa sur la table.
– Il est fort possible que, pour ses services rendus, Ortiz ait bénéficié des faveurs de Febres. Entendez par là, qu'on lui ait remis l'un de ces bébés.
– Il est fort possible ou vous savez que c'est le cas ?
– Peu importe, car c'est précisément le sujet de notre pacte. Révéler la vérité à l'un de ces enfants volés demande d'infinies précautions auxquelles nous, les Mères de la place de Mai, sommes très attachées. Apprendre à l'âge adulte que vos parents ne sont pas vos parents, et de surcroît qu'ils ont collaboré de près ou de loin à la disparition de ceux qui vous ont donné la vie, n'est pas sans conséquences. C'est un processus difficile et traumatisant. Nous nous battons pour que la vérité éclate, pour rendre leur véritable identité aux victimes de la dictature, mais pas pour détruire la vie d'innocents. Je vous dirai tout ce que je sais et tout ce que je pourrai apprendre sur Ortiz, et vous, tout ce que vous pourriez apprendre sur ses enfants, c'est à moi et à moi seule que vous en parlerez. Vous devez vous engager sur l'honneur à ne rien publier à ce sujet sans mon autorisation.
– Je ne vous comprends pas Louisa, il n'y a pas de demi-vérités.
– Non, en effet, mais il y a des vérités qui doivent prendre le temps d'être révélées. Imaginez que vous soyez l'enfant « adopté » de cet Ortiz, voudriez-vous apprendre sans ménagement que vos parents légitimes sont morts assassinés, que votre vie n'a été qu'une vaste tromperie, que votre identité est un mensonge, jusqu'à votre prénom ? Voudriez-vous découvrir tout cela en ouvrant le journal ? Avez-vous déjà songé aux conséquences qu'un article peut avoir sur la vie de ceux qu'il concerne ?
Andrew eut la désagréable sensation de voir l'ombre de Capetta rôder dans la pièce.
– Il est inutile de nous emballer pour le moment, car rien ne prouve qu'Ortiz ait adopté l'un de ces bébés volés. Mais, au cas où, je préférais vous prévenir pour que nous soyons bien d'accord, vous et moi.
– Je vous promets de ne rien publier avant de vous avoir consultée, même si je vous soupçonne de ne pas tout me dire...
– Nous verrons la suite en temps utile. En attendant, prenez garde à vous. Febres comptait parmi les plus cruels. Il avait choisi « Jungle » pour nom de guerre, parce qu'il se targuait d'être plus féroce que tous les prédateurs réunis. Les témoignages des rares survivants qui sont passés entre ses mains sont effroyables.
– Febres est toujours vivant ?
– Non, hélas.
– Pourquoi hélas ?
– Après avoir bénéficié de la loi d'amnistie, il a passé la majeure partie du restant de sa vie en liberté. Ce n'est qu'en 2007 qu'il fut enfin jugé, et encore, pour seulement quatre des quatre cents crimes qu'il avait commis. Nous attendions tous son jugement. Celui d'un homme qui avait attaché un enfant de quinze mois sur la poitrine de son père avant d'actionner la gégène pour faire parler son supplicié. Quelques jours avant son procès, alors qu'il bénéficiait d'un régime de faveur en prison, où il vivait dans des conditions de rêve, on l'a retrouvé mort dans sa cellule. Empoisonné au cyanure. Les militaires avaient trop peur qu'il parle, et justice n'a jamais été rendue. Pour les familles de ses victimes, c'était comme si la torture n'avait jamais cessé.
Louisa cracha par terre après avoir dit cela.
– Seulement voilà, Febres a emporté dans sa tombe ce qu'il savait de l'identité des cinq cents bébés et enfants confisqués. Sa mort ne nous a pas rendu la tâche facile, mais nous continuons notre travail d'enquête, sans relâche et avec foi. Tout cela pour vous dire de faire attention à vous. La plupart des hommes de Febres sont encore vivants et libres, et ils sont prêts à décourager, par tous les moyens, ceux qui s'intéressent à eux. Ortiz est l'un des leurs.