– Comment faire pour établir que derrière Ortega se cache Ortiz ?
– Le rapprochement photographique est toujours utile, nous verrons bien ce qu'il reste de la pellicule de Marisa, mais plus de trente années séparent le commandant à l'air prétentieux qui figure dans mon album et le commerçant de soixante-quatorze ans qu'il est aujourd'hui. Et puis une simple ressemblance ne suffira pas à la justice. La meilleure façon d'arriver à nos fins, bien que cela me semble impossible, serait de le confondre et d'obtenir ses aveux. Par quels moyens ? Ça, je n'en sais rien.
– Si j'enquêtais sur le passé d'Ortega, nous verrions bien si son parcours tient la route.
– Vous êtes d'une naïveté déconcertante ! Croyez bien que si Ortiz a changé d'identité, cela ne s'est pas fait sans complicités. Son existence sous le nom d'Ortega sera bien ordonnée, depuis l'école où il aurait étudié, en passant par ses diplômes, ses emplois, y compris une fausse affectation sous les drapeaux. Marisa, viens m'aider dans la cuisine, je te prie, ordonna Louisa en se levant.
Resté seul dans le salon, Andrew tourna les pages de l'album. Chacune contenait la photo d'un militaire, son rang, l'unité à laquelle il appartenait, la liste des crimes qu'il avait commis et, pour certains d'entre eux, la véritable identité de l'enfant ou des enfants qu'il s'était vu offrir. À la fin de l'album, un cahier recensait cinq cents de ces bébés dont les véritables parents avaient disparu à jamais. Seuls cinquante d'entre eux portaient la mention « identifié ».
Louisa et Marisa réapparurent quelques instants plus tard. Marisa fit comprendre à Andrew que sa tante était fatiguée et qu'il serait bon de se retirer.
Andrew remercia Louisa de son accueil et lui promit de l'informer de ce qu'il découvrirait.
De retour dans la voiture, Marisa resta silencieuse et sa conduite trahissait sa nervosité. À un carrefour où un camion lui refusa la priorité, elle klaxonna et lança une bordée d'injures, dont Andrew, bien qu'il parlât couramment l'espagnol, ne comprit pas entièrement la signification.
– J'ai dit quelque chose qui vous a énervée ?
– Ce n'est pas la peine de prendre un ton si guindé, monsieur Stilman, je travaille dans un bar et je préfère que l'on soit direct avec moi.
– Qu'est-ce que votre tante voulait vous dire sans que je l'entende ?
– Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Marisa.
– Elle ne vous a pas demandé de la suivre dans la cuisine pour que vous l'aidiez à débarrasser les verres de limonade, vous les avez laissés sur la table et vous êtes revenue les mains vides.
– Elle m'a dit de me méfier de vous, que vous en saviez plus que vous ne le prétendiez et, puisque vous lui cachiez des choses, on ne pouvait pas vous faire entièrement confiance. Vous ne m'avez pas rencontrée par hasard au bar de l'hôtel, n'est-ce pas ? Je vous déconseille de me mentir, sauf si vous préférez rentrer en taxi et faire une croix définitive sur mon aide.
– Vous avez raison, je savais que votre tante était une Mère de la place de Mai et que grâce à vous je pourrais la rencontrer.
– Je vous ai servi d'appât en quelque sorte. C'est agréable. Comment m'avez-vous trouvée ?
– Votre nom figurait dans le dossier que l'on m'a remis, ainsi que votre lieu de travail.
– Pourquoi mon nom était-il dans ce dossier ?
– Je n'en sais pas plus que vous. Il y a quelques mois, ma rédactrice en chef a reçu une enveloppe qui contenait des informations sur Ortiz et sur un couple de disparus. Une lettre accusait Ortiz d'avoir participé à leur assassinat. Votre nom s'y trouvait aussi, comme votre lien de parenté avec Louisa, et une mention assurant que vous étiez une personne de confiance. Olivia Stern, ma rédactrice en chef, s'est passionnée pour cette enquête, elle m'a demandé de remonter la piste d'Ortiz et au travers de son histoire de retracer les années sombres de la dictature argentine. L'an prochain, on célébrera son triste quarantième anniversaire, tous les journaux s'empareront du sujet. Olivia aime bien avoir un train d'avance sur la concurrence. Je suppose que c'est ce qui la motive.
– Et qui avait adressé cette enveloppe à votre rédactrice en chef ?
– Elle m'a dit que l'envoi était anonyme, mais les informations qu'il contenait suffisamment étayées pour que nous les prenions au sérieux. Et jusque-là, tout semble le confirmer. Olivia a des défauts et un caractère difficile à cerner, mais c'est une vraie professionnelle.
– Vous avez l'air bien proches tous les deux.
– Pas plus que ça.
– Moi, je n'appellerais pas mon patron par son prénom.
– Moi si, privilège de l'âge !
– Elle est plus jeune que vous ?
– De quelques années.
– Une femme, plus jeune que vous et qui est votre patronne, votre ego a dû en prendre un coup, dit Marisa en riant.
– Vous voulez bien me conduire aux archives dont votre tante nous a parlé ?
– Si je dois jouer au chauffeur de maître pendant votre séjour, il va falloir penser à me dédommager, monsieur Stilman.
– Et vous me parliez de mon ego ?
Marisa fut contrainte de s'arrêter dans une station-service. Le pot d'échappement de sa Coccinelle traînait dans son sillage une gerbe d'étincelles ; le moteur pétaradait et le bruit devenait assourdissant.
Pendant qu'un mécanicien s'efforçait d'effectuer une réparation de fortune – Marisa n'avait pas les moyens de s'offrir un pot d'échappement neuf – Andrew s'éloigna et appela son bureau.
Olivia était en réunion, mais son assistante insista pour qu'il patiente un instant.
– Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-elle essoufflée.
– Pire que la dernière fois.
– Qu'est-ce que ça veut dire ?
– Rien, répondit Andrew furieux de la bourde qu'il venait de faire.
– Je suis sorti de salle de conférences pour vous...
– J'ai besoin d'une rallonge.
– Je vous écoute, dit Olivia en attrapant un stylo sur son bureau.
– Deux mille dollars.
– Vous plaisantez ?
– Il faut graisser les gonds si nous voulons que les portes s'ouvrent.
– Je vous en accorde la moitié et pas un dollar de plus jusqu'à votre retour.
– Je m'en contenterai, répondit Andrew qui n'en espérait pas tant.
– Vous n'avez rien d'autre à me dire ?
– Demain, je partirai pour Córdoba, j'ai toutes les raisons de croire que notre homme se cache par là-bas.
– Vous avez la preuve que c'est bien lui ?
– J'ai bon espoir d'être sur une piste sérieuse.
– Rappelez-moi dès que vous aurez du nouveau, y compris chez moi, vous avez mon numéro ?
– Quelque part dans mon carnet, oui.
Olivia raccrocha.
Andrew eut plus que jamais envie d'entendre la voix de Valérie, mais il se refusa à la déranger à son cabinet. Il lui téléphonerait dans la soirée.
La voiture était prête à repartir, assura le mécano, sa réparation lui permettrait de parcourir un bon millier de kilomètres. Il avait rebouché les trous et fixé le silencieux avec de nouvelles attaches. Alors que Marisa fouillait ses poches pour le payer, Andrew lui tendit 50 dollars. Le mécanicien le remercia plutôt deux fois qu'une et lui ouvrit même la portière.
– Vous n'aviez pas besoin de faire ça, dit Marisa en s'asseyant derrière son volant.
– Disons que c'est ma contribution au voyage.