Выбрать главу

– La moitié de cette somme aurait suffi à le payer, vous vous êtes fait avoir.

– Vous voyez combien j'ai besoin de vos services, répondit Andrew, le sourire aux lèvres.

– De quel voyage parlez-vous ?

– Córdoba.

– Vous êtes encore plus têtu que moi. Avant de vous aventurer dans une telle folie, j'ai une adresse pour vous. Bien plus proche que Córdoba.

– Où allons-nous ?

– Moi, je rentre me changer, je travaille ce soir. Vous, vous prenez un taxi, répondit Marisa en tendant un papier à Andrew. C'est un bar que fréquentent les anciens Montoneros. En arrivant là-bas, faites preuve d'humilité.

– Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

– Au fond de la salle, vous verrez trois hommes attablés en train de jouer aux cartes. Leur quatrième comparse n'est jamais revenu de son séjour à l'ESMA. Et, chaque soir, ils rejouent la même partie, comme un rituel. Demandez-leur poliment si vous pouvez prendre place sur la chaise vide, proposez de leur offrir à boire, une seule tournée, et débrouillez vous pour perdre un peu, par courtoisie. Si vous êtes trop chanceux ils vous chasseront, et si vous jouez trop mal, ils feront de même.

– À quel jeu jouent-ils ?

– Au poker, avec nombre de variantes qu'ils vous expliqueront. Quand vous aurez gagné leur sympathie, adressez-vous à celui qui est chauve et qui porte une barbe. Il s'appelle Alberto, c'est un des rares rescapés des centres de détention. Il est passé entre les mains de Febres. Comme beaucoup de survivants, il est rongé par la culpabilité et parler de ce qui s'est passé lui est très pénible.

– Quelle culpabilité ?

– D'être en vie quand la plupart de ses copains sont morts.

– Comment le connaissez-vous ?

– C'est mon oncle.

– Le mari de Louisa ?

– Son ex-mari, ils ne se parlent plus depuis longtemps.

– Pourquoi ?

– Cela ne vous regarde pas.

– Plus j'en saurai et moins je risque de commettre un impair, argua Andrew.

– Elle a consacré sa vie à traquer les anciens criminels, lui a choisi de tout oublier. Je respecte leurs choix.

– Pourquoi me parlerait-il alors ?

– Parce que le même sang coule dans nos veines et nous avons tous les deux le sens de la contradiction.

– Où sont vos parents, Marisa ?

– Ce n'est pas la bonne question, monsieur Stilman. Celle que je me pose tous les jours est qui sont mes vrais parents, ceux qui m'ont élevée ou ceux que je n'ai jamais connus ?

Marisa se rangea le long du trottoir. Elle se pencha pour ouvrir la portière d'Andrew.

– Vous trouverez un taxi à la station juste devant. Si vous ne rentrez pas trop tard, passez me voir au bar. Je finis mon service vers une heure du matin.

*

Le bar était conforme à la description que Marisa en avait faite. Il avait traversé les âges sans que la décoration en soit affectée. Les couches successives de peinture avaient fini par orner les murs d'une composition des plus baroques. Le mobilier se résumait à quelques chaises et tables en bois. Une photo de Rodolfo Walsh, journaliste et dirigeant légendaire des Montoneros, assassiné par la junte, était accrochée au fond de la salle. Alberto était assis juste en dessous. Le crâne chauve et le visage mangé par une épaisse barbe blanche. Lorsque Andrew s'approcha de la table où il jouait en compagnie de ses amis, Alberto leva la tête, l'observa un instant avant de reprendre sa partie, sans un mot.

Andrew suivit à la lettre les consignes de Marisa. Et, quelques instants plus tard, le joueur à la droite d'Alberto l'autorisa à se joindre à eux. Jorge, qui se trouvait à sa gauche, distribua les cartes et misa 2 pesos, l'équivalent de 50 centimes.

Andrew suivit la mise et consulta son jeu. Jorge lui avait servi un brelan, Andrew aurait dû surenchérir, mais, se souvenant des conseils de Marisa, il jeta ses cartes à l'envers. Alberto sourit.

Nouvelle donne. Cette fois, Andrew avait entre les mains une quinte royale. Il se coucha encore et laissa Alberto empocher la mise qui s'élevait à 4 pesos. Les trois tours suivants se déroulèrent de la même façon et, soudain, Alberto jeta ses cartes avant la fin du tour en regardant Andrew droit dans les yeux.

– C'est bon, dit-il, je sais qui tu es, pourquoi tu es là, et ce que tu attends de moi. Tu peux arrêter de perdre ton argent en passant pour un imbécile.

Les deux autres compères rirent de bon cœur et Alberto rendit ses pesos à Andrew.

– Tu n'as pas remarqué qu'on trichait ? Tu croyais avoir autant de chance que cela ?

– Je commençais à m'en étonner, répondit Andrew.

– Il commençait ! s'exclama Alberto en regardant ses deux amis. Tu nous as servi le verre de l'amitié, cela suffit pour que nous discutions, même si nous ne sommes pas encore des amis. Alors comme ça, tu penses avoir mis la main sur le commandant Ortiz ?

– En tout cas, je l'espère, répondit Andrew en reposant son verre de Fernet-Coca.

– Je n'aime pas l'idée que tu mêles ma nièce à cette histoire. Ce sont des recherches dangereuses que tu entreprends. Mais elle est plus têtue qu'une mule et je ne la ferai pas changer d'avis.

– Je ne lui ferai courir aucun risque, je vous le promets.

– Ne fais pas de promesses que tu ne peux tenir, tu n'as aucune idée de ce dont ces hommes sont capables. S'il était là, il pourrait t'en parler, dit Alberto en désignant le portrait accroché au-dessus de lui. Il était journaliste comme toi, mais dans des circonstances où l'on faisait ce métier au risque de sa vie. Ils l'ont abattu comme un chien. Mais il a résisté avant de tomber sous leurs balles.

Andrew observa la photographie. Walsh semblait avoir été un homme charismatique, le regard porté vers le lointain derrière ses lunettes. Andrew lui trouva un air de ressemblance avec son propre père.

– Vous l'avez connu ? demanda Andrew.

– Laisse les morts dormir en paix et parle-moi de ce que tu veux écrire dans ton article.

– Je ne l'ai pas encore rédigé, et je ne voudrais pas vous faire de promesses que je ne pourrais tenir. Ortiz est le fil conducteur de mon papier, c'est un personnage dont le destin intrigue ma rédactrice en chef.

Alberto haussa les épaules.

– C'est étrange comme les journaux s'intéressent toujours plus aux bourreaux qu'aux héros. L'odeur de la merde doit mieux se vendre que celle des roses. Discrets comme vous l'avez été, il est sur ses gardes. Vous ne l'attraperez jamais dans sa tanière, et il doit se déplacer accompagné.

– Ce n'est pas très encourageant.

– On peut s'arranger pour être à armes égales.

– S'arranger comment ?

– J'ai des amis encore vaillants qui se réjouiraient d'en découdre avec Ortiz et ses comparses.

– Désolé, je ne suis pas venu organiser un règlement de comptes. Je veux juste interroger cet homme.

– Comme vous voudrez. Je suis sûr qu'il va vous accueillir dans son salon et vous offrir le thé en vous racontant son passé. Et il prétend qu'il ne veut faire courir aucun risque à ma nièce, s'esclaffa Alberto en regardant ses compagnons de jeu.

Alberto se pencha sur la table, approchant son visage de celui d'Andrew.

– Écoutez-moi bien, jeune homme, si vous ne voulez pas que votre visite soit une perte de temps pour tout le monde. Pour qu'Ortiz vous fasse des confidences, il faudra être très convaincant. Je ne vous parle pas de faire un usage excessif de la force, ce ne sera pas nécessaire. Tous ceux qui ont agi comme lui sont des lâches, au fond. Quand ils ne sont pas en meute, ils ont des couilles plus petites que des noisettes. Intimidez-le juste ce qu'il faut et il vous pleurera son histoire. Montrez-lui que vous avez peur, il vous tuera sans le moindre remords et donnera vos restes en pâture aux chiens errants.