Выбрать главу

– La vie n'est pas bien faite ; à vingt ans, les femmes qui en avaient quinze de plus que moi me faisaient fantasmer, à trente-sept ans, ce sont celles qui en ont quinze de moins qui me font tourner la tête.

– C'est ta tête qui n'est pas bien faite, mon vieux.

– Tu m'en dis un peu plus sur ta Valérie Ramsay ?

– Je l'ai croisée la semaine dernière en sortant du bar du Marriott.

– Je vois.

– Non, tu ne vois rien du tout. J'étais fou d'elle au collège. Lorsqu'elle a quitté notre patelin en se sauvant comme une voleuse, j'ai mis des années à l'oublier. Pour être très franc, je me demande même si je l'ai jamais totalement oubliée.

– Et en la revoyant, grosse déception ?

– Tout le contraire, elle a quelque chose de changé qui la rend encore plus troublante aujourd'hui.

– Elle est devenue une femme, je t'expliquerai un jour ! Tu es en train de me dire que tu es retombé amoureux ? Andrew Stilman, terrassé par un coup de foudre sur la 40e Rue, quelle manchette !

– Je suis en train de te dire que je suis troublé, et que cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

– Tu sais comment la joindre ?

– Je dîne demain soir avec elle et j'ai le même trac que quand j'étais adolescent.

– Confidence pour confidence, je crois que ce trac-là ne nous quitte jamais. Dix ans après la mort de maman, mon père a fait la rencontre d'une femme dans un supermarché. Il avait alors soixante-huit ans et la veille de son premier dîner avec elle, j'ai dû le conduire en ville. Il voulait absolument s'acheter un nouveau costume. Dans le salon d'essayage chez le tailleur, il me répétait ce qu'il allait lui dire à table et me demandait mon avis. C'était pathétique. Moralité, on perd toujours nos moyens devant une femme qui nous bouleverse, peu importe l'âge qu'on a.

– Je te remercie, me voilà rassuré pour demain.

– Je te dis cela pour te prévenir que tu vas enchaîner gaffe sur gaffe, tu auras l'impression de lui tenir une conversation sans intérêt, ce sera probablement le cas, et en rentrant chez toi, tu te maudiras d'avoir, toi aussi, été pathétique toute la soirée.

– Surtout ne t'arrête pas, Simon, c'est tellement bon d'avoir de vrais amis.

– Attends, avant de râler. Je veux juste t'aider à ne penser qu'à une seule chose. Demain soir, profite du mieux possible de ce moment que tu n'espérais pas. Sois toi-même, si tu lui plais, tu lui plais.

– La gent féminine nous domine à ce point ?

– Tu n'as qu'à regarder autour de nous, dans ce bar. Bon, je te reparlerai de ma prof de philo un autre jour. On déjeune vendredi, je veux le récit détaillé de ces retrouvailles. Peut-être pas aussi détaillé que ta nécro à bien y réfléchir.

La fraîcheur de la nuit les surprit tous deux lorsqu'ils sortirent de chez Fedora. Simon sauta dans un taxi, laissant Andrew rentrer à pied.

Le vendredi, Andrew confia à Simon que sa soirée s'était déroulée telle qu'il l'avait prédite, peut-être de façon pire encore. Il en conclut qu'il était probablement retombé amoureux de Valérie Ramsay, ce qui ne l'arrangeait pas du tout, car sans trop s'étendre sur le sujet, elle lui avait répété avoir un homme dans sa vie. Elle ne le rappela ni le lendemain, ni la semaine suivante. Et Andrew se sentit gagné par un cafard noir. Il passa son samedi à travailler au journal, retrouva Simon le dimanche sur le terrain de basket à l'angle de la Sixième Avenue et de West Houston où ils échangèrent nombre de passes, à défaut de mots.

Son dimanche soir fut aussi maussade que pouvait l'être un dimanche soir. Un repas chinois commandé par téléphone, un film en rediffusion en alternance avec un match de hockey et une énième série où des policiers scientifiques élucidaient des meurtres sordides. Une soirée lugubre, jusqu'à ce que, vers 21 heures, l'écran de son téléphone portable s'allume. Ce n'était pas un message de Simon, mais de Valérie qui voulait le voir le plus tôt possible, elle avait besoin de lui parler.

Andrew répondit sans délai, et sans la moindre retenue, qu'il en serait enchanté et lui demanda quand elle souhaitait le voir.

« Maintenant ». Et le texto suivant lui indiquait le lieu de la rencontre, à l'angle de la 9e Rue et de l'Avenue A, en face du Tompkins Square, dans l'East Village.

Andrew jeta un œil dans le miroir de son salon. Combien de temps lui faudrait-il pour retrouver une apparence humaine ? Le short et le vieux polo qu'il n'avait pas quittés depuis sa partie de basket avec Simon n'étaient pas du meilleur goût, et une bonne douche ne serait pas du luxe. Mais il avait perçu dans le message de Valérie quelque chose d'urgent qui le tracassait. Il enfila un jean, une chemise propre, attrapa ses clés dans la coupelle de l'entrée et descendit précipitamment les trois étages de son immeuble.

Le quartier était désert, pas âme qui vive et encore moins de taxis. Il se mit à courir vers la Septième Avenue, en repéra un au feu à l'angle de Charles Street et le rattrapa de justesse avant qu'il ne démarre. Il promit un généreux pourboire au chauffeur si celui-ci le conduisait à destination en moins de dix minutes.

Ballotté sur la banquette arrière, Andrew regretta sa promesse, mais il arriva plus vite que prévu et le chauffeur toucha une somme non négligeable.

Valérie l'attendait devant la devanture close d'un café, le Pick Me Up, ce qui le fit sourire un court instant. Un court instant seulement, car Valérie avait la mine défaite.

Il s'approcha, et Valérie lui administra une gifle magistrale.

– Tu m'as fait traverser la ville pour me gifler ? dit-il en se frottant la joue. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter tant d'attentions ?

– Ma vie était presque parfaite jusqu'à ce que je te croise à la sortie de ce fichu bar et, maintenant, je ne sais plus du tout où j'en suis.

Andrew, sentant une vague de chaleur l'envahir, se dit qu'il venait de recevoir la plus délicieuse gifle de toute sa vie.

– Je ne te rendrai pas la pareille, un gentleman ne fait pas ce genre de chose, mais je pourrais t'en dire autant, souffla-t-il sans la quitter des yeux, je viens de passer deux semaines franchement maussades.

– Cela fait quinze jours que je ne cesse de penser à toi, Andrew Stilman.

– Quand tu as déserté Poughkeepsie, Valérie Ramsay, j'ai pensé à toi jour et nuit, et ce pendant trois ans... quatre en fait, peut-être même plus.

– C'était une autre époque, je ne te parle pas du temps où nous étions adolescents, mais de maintenant.

– Maintenant, c'est pareil, Valérie. Rien n'a changé, ni toi, ni l'effet que cela me fait de te revoir.

– Tu dis cela, mais si ça se trouve tu veux juste prendre ta revanche sur ce que je t'ai fait endurer.

– Je ne sais pas où tu vas chercher des idées aussi tordues, tu ne dois pas être si heureuse que ça dans ta vie presque parfaite pour penser ainsi.

Et avant qu'Andrew ne comprenne ce qui lui arrivait, Valérie passa ses bras autour de son cou et l'embrassa. Ce fut d'abord un baiser timide posé sur ses lèvres, puis Valérie devint plus aventureuse. Elle interrompit son étreinte et le regarda, les yeux humides.

– Je suis fichue, dit-elle.

– Valérie, même avec la meilleure volonté du monde, je ne comprends rien à ce que tu me dis.

Elle se rapprocha, l'embrassa plus fougueusement encore, et le repoussa de nouveau.

– C'est foutu.

– Mais arrête de dire ça, bon sang !

– La seule chose qui pouvait encore me sauver était que ce baiser soit...

– Soit quoi ? demanda Andrew, le cœur battant comme quand il la retrouvait à la sortie des cours.

– Andrew Stilman, j'ai terriblement envie de toi.

– Désolé, pas le premier soir, question de principe, répondit-il en souriant.