– Les investigations ne mèneront nulle part, alors pourquoi perdre du temps ?
– Parce que c'est la loi.
– Marisa, je ne manquerai pas une seconde fois mon rendez-vous avec Ortiz.
– Pourquoi « une seconde fois » ?
– Oubliez ça.
– Faites ce que le toubib vous a dit et reposez-vous. Vous serez peut-être rétabli à la fin du week-end. Je vais prévenir mon oncle d'attendre quelques jours.
*
Le jeudi, échographies, radiographies, doppler, prises de sang s'enchaînèrent, entrecoupés de longues attentes dans des antichambres de salles d'examen où Andrew devait patienter en compagnie d'autres malades.
On le raccompagna à sa chambre en début de soirée et bien qu'il dût garder la perfusion qui lui faisait un mal de chien, il fut autorisé à se réalimenter normalement. Le personnel hospitalier était bienveillant, les brancardiers attentionnés et la nourriture convenable. Si ce n'était le temps perdu, il n'y avait pas de quoi se plaindre.
Sans nouvelles de ses résultats, Andrew appela Valérie. Il ne lui révéla rien de ce qui lui était arrivé, se refusant à l'inquiéter et redoutant qu'elle aussi exige qu'on le rapatrie.
Marisa vint lui rendre visite avant d'aller prendre son service au bar. En la voyant partir, Andrew ressentit le désir de la suivre. La mort qui lui rôdait autour depuis trop longtemps lui donnait l'envie soudaine de vivre à cent à l'heure, d'aller renouer avec l'ivresse sans plus jamais avoir à se soucier des lendemains de gueule de bois.
*
Samedi, le docteur Herrera se présenta en fin de matinée accompagné d'un cortège d'étudiants. Andrew n'appréciait guère d'être observé comme un cobaye, mais il se plia au rituel.
Son arcade sourcilière avait pris de jolies proportions, Andrew ne voyait plus que d'un œil. Le docteur le rassura, l'inflammation se résorberait d'ici quarante-huit heures. L'échographie rénale avait bien révélé un léger saignement, les autres résultats étaient normaux. Herrera se réjouissait d'avoir vu juste. Il suspectait une fièvre hémorragique avec syndrome rénal, probablement d'origine virale. Les symptômes ressemblaient d'abord à ceux d'une grippe. S'ensuivaient maux de tête, douleurs musculaires, lombalgies et saignements. Il n'y avait pas de traitement spécifique pour cette maladie que le temps guérissait sans laisser de séquelles. Le docteur Herrera demanda à Andrew s'il avait récemment campé en forêt, la maladie se transmettant à l'homme par l'inhalation de particules provenant des déjections de rongeurs sauvages.
Andrew, qui aimait son confort plus que tout, lui assura qu'une telle idée ne lui aurait jamais traversé l'esprit.
– Auriez-vous pu vous blesser avec un outil ayant traîné dans les bois, du matériel de bûcheron ou de chasseur ?
Andrew pensa aussitôt à Olson, et il serra les poings tant il rêvait à cet instant de lui fracasser la mâchoire.
– C'est possible, dit Andrew en contenant sa colère.
– Soyez plus prudent la prochaine fois, dit le docteur en souriant, ravi de la perspicacité dont il avait fait preuve devant ses étudiants. Si tout va bien, je vous laisserai sortir lundi après-midi, c'est bien ce que vous souhaitiez ?
Andrew acquiesça d'un mouvement de tête.
– Vous devrez vous ménager. Votre plaie au bas du dos n'est pas plus grave que cela, mais il faudra lui laisser le temps de cicatriser et veiller à ce qu'elle ne s'infecte pas. Quand devez-vous rentrer aux États-Unis ?
– À la fin de la semaine prochaine, en principe, répondit Andrew.
– Je vous prierai de repasser faire une petite visite de contrôle avant de reprendre l'avion. Nous en profiterons pour vous ôter les fils. À lundi et bon week-end, monsieur Stilman, dit le docteur en se retirant avec ses élèves.
*
Un peu plus tard dans l'après-midi, Andrew reçut la visite d'un policier qui prit sa déposition. Après que ce dernier lui eut expliqué qu'il n'y avait aucune chance qu'on arrête les coupables, l'hôtel ne disposant pas de caméras de surveillance, Andrew renonça à porter plainte. Soulagé d'éviter une paperasserie inutile, le policier laissa Andrew poursuivre sa convalescence. En fin de journée, Marisa, qui avait passé l'après-midi auprès de son fiancé, vint lui rendre visite et resta une heure à son chevet.
Le dimanche, Louisa, ayant appris par sa nièce ce qui était arrivé, se rendit à l'hôpital et apporta à Andrew le repas qu'elle avait cuisiné. Elle passa une bonne partie de l'après-midi en sa compagnie. Il lui raconta quelques épisodes de sa vie de journaliste, elle lui relata les circonstances qui l'avaient conduite à devenir une des Mères de la place de Mai... Puis elle lui demanda s'il avait rencontré Alberto.
Andrew lui parla de la partie de cartes et Louisa s'emporta en disant que cela faisait trente ans qu'il ne faisait plus que jouer au poker et prendre du poids. Cet homme si intelligent avait renoncé à sa vie autant qu'à sa femme, et elle ne décolérait pas à son sujet.
– Si vous saviez comme il était beau lorsqu'il était jeune, soupira-t-elle. Toutes les filles du quartier le voulaient, mais c'est moi qu'il avait choisie. J'avais su me faire désirer, je lui laissais croire qu'il m'était totalement indifférent. Et pourtant, chaque fois qu'il s'adressait à moi ou me souriait en me croisant, je fondais comme une glace au soleil. Mais j'étais bien trop fière pour le lui montrer.
– Et qu'est-ce qui vous a fait changer d'attitude ? demanda Andrew amusé.
– Un soir... répondit Louisa en sortant un Thermos de son cabas... le docteur vous autorise le café ?
– Il n'a rien dit, mais depuis que je suis ici on ne me sert qu'une tisane infecte, avoua Andrew.
– Qui ne dit mot consent ! s'exclama Louisa en lui servant une tasse sortie de son sac à provisions. Un soir, donc, Alberto est passé chez mes parents. Il a sonné à la porte et a demandé à mon père l'autorisation de m'emmener me promener. C'était au mois de décembre. L'humidité ne faisait qu'ajouter à la chaleur étouffante qui régnait chez nous. J'étais au premier étage de notre maison et j'épiais la conversation.
– Qu'a dit votre père ?
– Il a refusé et a éconduit Alberto en lui assurant que sa fille ne voulait pas le voir. Comme je prenais un malin plaisir à contrarier mon père sur tout, j'ai descendu l'escalier en courant, passé un châle sur mes épaules, pour ne pas choquer papa, puis j'ai suivi Alberto et nous sommes partis. Je suis certaine qu'ils avaient manigancé ça ensemble. Mon père n'a jamais voulu l'avouer, Alberto non plus, mais à la façon dont ils se sont moqués de moi pendant des années chaque fois que quelqu'un évoquait ma première soirée avec Alberto, j'en reste convaincue. La promenade a été bien plus plaisante que je ne l'avais supposé. Alberto ne me faisait pas la cour comme tous ces garçons qui ne rêvent qu'à vous mettre dans leur lit le plus vite possible. Lui me parlait de politique, d'un monde nouveau où chacun serait libre de s'exprimer, où la pauvreté ne serait pas une fatalité. Alberto est un humaniste, aussi utopiste que naïf, mais profondément généreux. Il avait une voix grave qui me rassurait, un regard qui me faisait chavirer. À refaire ainsi le monde, nous n'avions pas vu le temps passer. Lorsque nous avons pris le chemin du retour, l'heure à laquelle mon père m'avait autorisée à rentrer, et il l'avait suffisamment crié dans notre dos alors que nous descendions la ruelle, était dépassée depuis longtemps. Je savais que papa nous attendrait sur le pas de la porte, peut-être même avec son fusil chargé de gros sel pour donner une leçon à Alberto. Je lui ai dit qu'il était préférable que je rentre seule, pour lui éviter des ennuis, mais Alberto a insisté pour me raccompagner.
« Au coin de ma rue, je lui ai demandé son mouchoir et je l'ai enroulé autour de ma cheville. Puis je me suis appuyée sur son épaule, et j'ai feint de boiter jusqu'à ce que nous arrivions à la maison. En me voyant, mon père s'est calmé aussitôt et a accouru vers nous. Je lui ai raconté que je m'étais tordu la cheville et que nous avions mis deux heures à rentrer, car je devais m'arrêter tous les cent mètres pour reprendre mon souffle. Je ne sais pas si papa m'a crue, mais il a remercié Alberto d'avoir ramené sa fille saine et sauve. L'honneur aussi était sauf, c'est ce qui comptait le plus. Quant à moi, en me couchant, je ne pensais plus qu'à l'émotion que j'avais ressentie lorsque Alberto m'avait prise sous son bras et lorsque ma main avait touché son épaule. Six mois plus tard, nous étions mariés. Nous n'étions pas bien riches, les fins de mois étaient difficiles, mais Alberto se débrouillait toujours pour joindre les deux bouts. Nous avons été heureux, vraiment heureux. J'ai vécu à ses côtés les plus belles années de ma vie. On riait tellement ensemble. Et puis une nouvelle dictature s'est installée, plus terrible que les précédentes. Notre fils avait vingt ans quand ils l'ont kidnappé. Alberto et moi n'avons eu qu'un enfant. Il ne s'est jamais remis de sa disparition, notre couple non plus. Nous avons survécu chacun à notre façon, lui dans l'oubli, moi dans la lutte, les rôles étaient inversés. Si vous étiez amené à revoir Alberto, je vous interdis de lui dire que je vous ai parlé de lui. C'est promis ?