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Andrew passa de nouveaux examens le lundi matin et le docteur Herrera le laissa quitter l'hôpital en début d'après-midi.
Marisa patientait dans sa voiture. Après une courte halte à l'hôtel, ils se rendirent au bar où Alberto et ses copains les attendaient.
Andrew s'assit à la table au fond de la salle, Alberto était seul. Il déplia une grande feuille de papier et dessina l'itinéraire qu'emprunterait Ortiz.
– À la sortie de Villa Maria, un camion en panne en travers de la route l'obligera à quitter la nationale 9. Son chauffeur bifurquera au sud, pour rattraper la 8. Pendant ce temps-là, vous irez jusqu'à Gahan. À la hauteur du calvaire que vous reconnaîtrez facilement à sa statuette de la Vierge Marie sous une petite pyramide en verre, vous repérerez sur votre droite trois silos à grains à cinquante mètres de la route. Un petit chemin de terre y conduit. Vous vous planquerez là, tous feux éteints, avec Marisa. Profitez-en pour dormir à tour de rôle.
« Si Ortiz quitte Dumesnil vers 21 heures, il arrivera à Gahan vers 4 heures du matin. Nous aurons fait le nécessaire, la chaussée sera couverte de morceaux de ferraille, si sa voiture dépasse le calvaire, ce sera en roulant sur les jantes.
– Et si ce n'était pas lui qui passait le premier ?
– Il n'y aura personne d'autre à cette heure-là.
– Comment pouvez-vous en être absolument certain ?
– Des amis surveilleront les sorties d'Olivia, de Chazon, d'Arias, de Santa Émilia, de Colón, et de Rojas. Nous saurons au quart d'heure près où il se trouve et nous ne piègerons la route que lorsque nous serons sûrs qu'il est en approche du calvaire.
– Il y a une ville qui s'appelle Olivia ? demanda Andrew.
– Oui, pourquoi ? répondit Alberto.
– Pour rien.
– Une fois sa voiture hors-service, restez planqués jusqu'à ce que ses hommes partent à Gahan. À un contre trois vous ne feriez pas le poids. Je crois savoir que vous avez eu affaire à eux récemment et, à voir votre tête, on n'est pas très rassurés quant à l'issue d'un combat.
– Et moi, je ne compte pas, demanda Marisa ?
– Toi, tu restes dans la voiture et tu conduis. Je t'interdis de quitter le volant, même si notre courageux journaliste se fait tirer dessus. Tu m'as bien compris, Marisa, et je ne plaisante pas ! S'il t'arrivait quelque chose, ta tante viendrait m'abattre ici en plein jour.
– Elle ne sortira pas de la voiture, promit Andrew qui reçut aussitôt un coup de pied de Marisa dans le tibia.
– Ne traînez pas, Gahan est à deux bonnes heures d'ici, vous aurez besoin de temps pour repérer les lieux, prendre vos marques et vous fondre dans le paysage. Ricardo vous a préparé de quoi dîner en route, il t'attend à la cuisine, Marisa. File, j'ai deux, trois mots à dire à monsieur.
Marisa obéit à son oncle.
– Vous vous sentez capable de remplir cette mission jusqu'au bout ?
– Vous le saurez demain, répondit nonchalamment Andrew.
Alberto l'empoigna par l'avant-bras.
– J'ai mobilisé beaucoup d'amis pour mener à bien cette opération, il en va non seulement de ma crédibilité, mais de la sécurité de ma nièce.
– C'est une grande fille, elle sait ce qu'elle fait, mais il est encore temps de lui interdire de m'accompagner. Avec une bonne carte routière, je devrais trouver ce bled sans trop de difficultés.
– Elle ne m'écouterait pas, je n'ai plus assez d'autorité sur elle.
– Je ferai de mon mieux, Alberto, et vous, faites en sorte que cette mission, comme vous l'appelez, ne vire pas au drame. J'ai votre parole qu'aucun de vos hommes n'essaiera de régler son compte à Ortiz ?
– Je n'en ai qu'une et je vous l'ai déjà donnée !
– Alors, tout devrait se dérouler sans problèmes.
– Prenez ça, dit Alberto en posant un revolver sur les genoux d'Andrew, on ne sait jamais.
Andrew le rendit à Alberto.
– Je ne crois pas que cela renforcerait la sécurité de Marisa, je n'ai jamais utilisé d'arme à feu. Contrairement aux idées reçues, tous les Américains ne sont pas des cow-boys.
Andrew voulut se lever, mais Alberto lui fit signe que leur conversation n'était pas terminée.
– Louisa est venue vous voir à l'hôpital ?
– Qui vous l'a dit ?
– Je me suis assuré de votre bon rétablissement pendant votre séjour, au cas où les hommes d'Ortiz auraient eu l'idée d'achever leur besogne.
– Alors vous connaissez déjà la réponse à votre question.
– Elle vous a parlé de moi ?
Andrew observa Alberto et se leva.
– Nous en discuterons demain, quand je serai rentré de Gahan. Bonne soirée, Alberto.
*
En sortant du restaurant, Andrew chercha la Coccinelle de Marisa. Un coup de klaxon attira son attention. Marisa passa la tête par la vitre d'un break 406 et l'appela.
– On y va, ou vous avez changé d'avis ?
Andrew s'installa à bord.
– Mon oncle craignait que ma voiture ne soit pas en assez bon état.
– Je me demande comment il a pu imaginer une idée pareille, répondit Andrew.
– C'est sa voiture, c'est vous dire s'il accorde de l'importance à notre mission.
– Arrêtez avec ce mot, c'est grotesque ! Nous ne sommes pas en mission, je ne travaille pas pour les services secrets, mais pour un quotidien respectable. Je vais interroger le dénommé Ortega et essayer de lui faire avouer qu'il est Ortiz, s'il est bien Ortiz.
– Vous feriez mieux de vous taire au lieu de dire n'importe quoi, rétorqua Marisa.
Et durant les cent quatre-vingts kilomètres qui les séparaient de Gahan, ils ne se parlèrent presque pas. Marisa se concentrait sur la route, qui, comme l'avait annoncé son oncle, était en fort mauvais état et pratiquement dénuée d'éclairage. Ils arrivèrent vers minuit au fameux croisement. Elle se rangea devant le calvaire et inspecta les alentours à l'aide d'une lampe torche.
– Si les pneus éclatent à cet endroit, dit-elle à Andrew, la voiture terminera sa course dans ce champ, vous voyez, pas de quoi vous inquiéter, mon oncle n'a pas menti.
Andrew inspecta la chaussée à la lueur des phares et il se demanda quand les hommes d'Alberto interviendraient.
– Remontez dans la voiture, ordonna Marisa, le petit chemin qui conduit aux silos se trouve juste là, nous allons commencer à planquer, les heures seront longues, autant grignoter quelque chose maintenant.
Elle remit le moteur en marche et s'engagea sur la sente qui contournait les silos. Elle se rangea entre deux réservoirs à grains et éteignit les phares. Le temps que ses yeux s'accommodent à la pénombre, Andrew réalisa qu'ils bénéficiaient d'un point de vue parfait sur la zone où l'opération devait se produire, alors que, de la route, il était impossible de les apercevoir.
– Votre oncle n'a vraiment rien laissé au hasard.
– Alberto était Montonero, il s'est battu contre les salopards à une époque où ils tiraient à vue. Disons qu'il a de l'expérience. S'il avait votre âge, il serait à votre place dans cette voiture.
– Je ne suis pas son homme de main, Marisa, mettez-vous ça dans la tête une bonne fois pour toutes.
– Vous nous l'avez assez répété. J'ai bien compris. Vous avez faim ?
– Pas vraiment, non.
– Mangez quand même, dit-elle en lui tendant un sandwich. Vous allez avoir besoin de toutes vos forces.
Elle alluma le plafonnier et regarda Andrew en souriant.
– Quoi ? Qu'est-ce qui vous fait sourire ?
– Vous.
– Et qu'est-ce que j'ai de si drôle ?
– Côté gauche vous êtes plutôt pas mal, et côté droit on dirait Elephant Man.