Marisa lança la boîte d'allumettes au loin et cracha à la figure du commandant Ortiz.
Andrew était fou de rage. Marisa se faufila dans la voiture et repoussa le fauteuil. Andrew réussit à dégager Ortiz et le traîna sur la route pour l'éloigner de la voiture.
– Il faut s'occuper du chauffeur, ordonna-t-il.
Alors qu'il retournait vers la berline, des étincelles se mirent à crépiter sous le capot et le véhicule s'embrasa. Il vit le corps du conducteur prendre feu, son visage se déformer avant que la fumée n'obscurcisse cette vision cauchemardesque.
Andrew prit sa tête entre ses mains et s'agenouilla pour vomir. Lorsque les spasmes se calmèrent, il rejoignit Ortiz, allongé sur le bas-côté. Marisa était accroupie à côté de lui, fumant une cigarette.
– On l'emmène à l'hôpital et on embarque aussi celui qui est allongé là-bas, ordonna Andrew.
– Non, répondit Marisa en agitant les clés du break et, si tu t'approches, je les balance dans le champ.
– Un mort, ça ne te suffit pas ?
– Un contre trente mille ? Non, ça ne me suffit pas. On va jouer la deuxième mi-temps et cette fois c'est moi qui ai l'avantage. Si cette ordure veut rester vivant, il va devoir parler. Sors ton carnet et ton stylo, monsieur le journaliste, ton heure de gloire est arrivée !
– J'ai mal, supplia Ortiz, conduisez-moi à l'hôpital, je vous dirai tout ce que vous voulez en route.
Marisa se leva, se rendit vers le break, ouvrit la boîte à gants et revint avec le revolver d'Alberto.
Elle appuya le canon sur la tempe d'Ortiz et releva le percuteur.
– Je vais jouer le rôle de la sténo, on commence l'interview ? Parce que, avec le sang qui pisse de sa jambe, je ne perdrais pas trop de temps si j'étais vous.
– Tu vas me tirer dessus aussi, si je refuse de participer à cette saloperie ? demanda Andrew.
– Non, tu me plais trop pour que je fasse une chose pareille, mais lui régler son compte ne me poserait aucun problème, je pourrais même y prendre du plaisir.
Andrew s'agenouilla à côté d'Ortiz.
– Finissons-en au plus vite, que je puisse vous emmener. Je suis désolé, je ne voulais pas que les choses se passent comme ça.
– Tu crois qu'il était désolé quand il a fait cisailler les freins de la voiture d'Antonio, ou quand il a envoyé ses cerbères dans ta chambre d'hôtel ?
– Vous êtes venus sur mes terres, vous posiez des questions à tout le monde. Nous voulions juste vous dissuader, vous intimider, pas que vous ayez un accident.
– Mais oui, bien sûr, soupira Marisa. Tu iras expliquer ça à Antonio si tu le rejoins à l'hôpital. Nous aussi on voulait juste t'intimider, on est quittes, alors ? Ah non, pas tout à fait, regarde la tête de mon ami, tu vois comment tes hommes l'ont arrangé ?
– Je n'ai rien à voir là-dedans, je ne sais pas qui vous êtes.
Andrew fut persuadé de la sincérité d'Ortiz qui semblait tout ignorer de son identité.
– Je m'appelle Andrew Stilman, je suis journaliste reporter au New York Times. Je mène une enquête sur le parcours d'un pilote et ses activités durant la dernière dictature. Êtes-vous le commandant Ortiz qui a servi entre 1977 et 1983 en qualité d'officier pilote des gardes-côtes ?
– Jusqu'au 29 novembre 1979. Je n'ai plus jamais pris les commandes d'un avion après cette date.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne supportais plus ce qu'on m'ordonnait de faire.
– En quoi consistaient vos missions, commandant Ortiz ?
Ortiz poussa un soupir.
– Cela fait bien longtemps qu'on ne m'a plus appelé commandant.
Marisa lui appuya son revolver sur la joue.
– On se fout de tes états d'âme. Contente-toi de répondre aux questions.
– J'effectuais des vols de surveillance le long de la frontière uruguayenne.
Marisa fit glisser son arme jusqu'à la jambe d'Ortiz, elle caressa du canon le morceau d'os qui sortait de la plaie béante. Ortiz hurla de douleur, Andrew la repoussa brusquement.
– Si vous refaites ça une fois, je vous laisse seule ici, quitte à rentrer à pied à Buenos Aires, c'est clair ?
– On se vouvoie maintenant ? rétorqua Marisa en lui adressant un regard aguicheur.
– Conduisez-moi jusqu'à un hôpital, supplia Ortiz.
Andrew reprit son carnet de notes et son stylo.
– Avez-vous participé à des vols de la mort, commandant Ortiz ?
– Oui, murmura-t-il.
– Combien de ces vols avez-vous effectués ?
– Trente-sept, souffla-t-il.
– À raison de vingt passagers par voyage, cet enfoiré a balancé plus de sept cents personnes dans le río de La Plata, dit Marisa.
– Du poste de pilotage, je ne voyais rien de ce qui se passait à l'arrière, mais je savais. Quand l'avion s'allégeait soudainement au point de changer d'assiette sans que je touche au manche, je savais ce qui venait de se passer. Je ne faisais qu'obéir aux ordres. Si j'avais refusé, on m'aurait passé par les armes. Qu'auriez-vous fait à ma place ?
– J'aurais préféré sacrifier ma vie plutôt que de participer à cette abomination.
– Tu n'es qu'une gamine, tu ne sais pas de quoi tu parles, tu n'as aucune idée de ce qu'est l'autorité. J'étais militaire de carrière, programmé pour obéir, pour servir mon pays sans me poser de question. Tu n'as pas connu cette époque.
– Je suis née à cette époque, ordure, et mes vrais parents font partie de ceux que vous avez assassinés après les avoir torturés.
– Je n'ai jamais torturé personne. Ceux qui montaient à bord de mon avion étaient déjà morts, ou tout comme. Et si j'avais voulu jouer au héros, on m'aurait fusillé, ma famille aurait été arrêtée, et un autre pilote aurait pris ma place.
– Alors pourquoi avez-vous cessé de voler en 1979 ? interrompit Andrew.
– Parce que je ne pouvais plus. Je n'étais qu'un soldat ordinaire, un homme sans histoire, sans plus de courage qu'un autre. Incapable de se rebeller ouvertement contre sa hiérarchie. J'avais trop peur des conséquences pour les miens. Un soir de novembre, j'ai essayé de faire plonger mon appareil dans le fleuve avec sa cargaison et les trois officiers montés à bord pour faire leur sale besogne. Nous volions à très basse altitude, de nuit, tous feux éteints. Il me suffisait de pousser brusquement sur le manche. Mais mon copilote a récupéré l'appareil de justesse. De retour à la base, il m'a dénoncé. J'ai été mis aux arrêts et je suis passé en cour martiale. C'est un médecin militaire qui m'a évité le peloton. Il a jugé que je n'avais plus toute ma raison, et que je n'étais pas responsable de mes actes. Febres m'avait à la bonne. D'autres que moi commençaient aussi à flancher. Il a craint que me fusiller n'entraîne des désertions alors qu'en étant bienveillant avec un officier qui avait servi sa patrie, il s'attirerait la sympathie de ses hommes. J'ai été réformé et rendu à la vie civile.
– Tu as participé à l'assassinat de sept cents innocents et tu voudrais qu'on verse une larme sur ton sort ? ironisa Marisa.
– Je ne vous en demande pas tant. Leurs visages, que je n'ai jamais vus, hantent ma vie depuis plus de trente ans.
– Comment vous êtes-vous fabriqué une nouvelle identité ? Comment avez-vous réussi à rester dans l'anonymat toutes ces années ? intervint Andrew.
– En protégeant les hommes qui l'avaient servie, l'armée se protégeait aussi. À la fin de la « guerre sale », Febres nous a aidés. On nous a donné de nouveaux papiers, des passés recomposés, un bout de terre ou une petite affaire pour repartir dans la vie.
– Des terres et des affaires volées à ses victimes ! hurla Marisa.
– Tu es la nièce d'Alberto, n'est-ce pas ? demanda Ortiz.
– Vous êtes peut-être revenu à la vie civile, mais vos services de renseignements n'ont rien perdu de leur efficacité.