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21.

Marisa déposa Andrew à son hôtel en début de matinée.

– Je vais rendre la voiture à Alberto, à plus tard.

– C'est vraiment sa voiture ?

– Qu'est-ce que ça peut te faire ?

– S'il y avait une caméra de surveillance devant les urgences, je lui conseille de s'en débarrasser et de faire une déclaration de vol dès que possible.

– Ne t'inquiète pas, nos hôpitaux de campagne ne sont pas assez riches pour ça. Mais je lui passerai le message.

Andrew sortit de la voiture et se pencha à la portière.

– Marisa, je sais que tu ne suivras pas mon conseil, mais pour l'instant ne dis pas à ton oncle que j'ai trouvé une solution pour faire taire Ortiz.

– Tu as peur de quoi ?

– C'est nous qui sommes exposés, Alberto est resté planqué dans son bar, pour une fois, fais-moi confiance.

– Parce que je ne t'ai pas fait confiance quand je suis passée à l'arrière du break, imbécile ?

Marisa démarra en trombe, Andrew regarda la Peugeot s'éloigner.

*

Andrew se présenta à l'accueil pour récupérer la clé de sa chambre. Le directeur de l'hôtel vint lui présenter ses excuses, assurant qu'un tel incident ne s'était jamais produit dans son établissement. Des mesures de sécurité seraient prises afin que cela ne se reproduise plus. Pour se faire pardonner, il annonça à Andrew qu'il avait fait transporter ses affaires dans une junior suite, au dernier étage.

La suite n'était pas celle d'un palace, mais elle jouissait d'un petit salon et d'une vue plus agréable sur la rue. La robinetterie de la salle de bains ne fuyait pas et la literie était bien plus confortable.

Andrew jeta un œil à sa valise pour vérifier que rien n'y manquait. En la fouillant, il aperçut un renflement dans une poche du bagage.

Il fit glisser la fermeture Éclair et découvrit une petite locomotive en métal, la miniature qu'il avait tant rêvé d'acheter chez un antiquaire de Brooklyn. Un petit papier dépassait de la cheminée.

Tu me manques, je t'aime. Valérie

Andrew s'allongea sur le lit, posa la locomotive sur l'oreiller à côté de lui et s'endormit en la regardant.

*

Il s'éveilla au début de l'après-midi en entendant frapper à sa porte ; Alberto attendit qu'Andrew l'invite à entrer.

– Je pensais que vous ne quittiez jamais votre bar ?

– Seulement pour les grandes occasions, répondit Alberto. Enfilez une veste, je vous emmène déjeuner.

En arrivant dans la rue, Andrew sourit devant la voiture d'Alberto, un véhicule de marque japonaise et non plus le break Peugeot.

– J'ai suivi vos recommandations, de toute façon elle avait plus de deux cent mille kilomètres au compteur, il était temps d'en changer.

– Vous n'êtes pas venu pour me montrer votre nouvelle voiture, j'imagine ?

– Oh, celle-ci est juste un prêt... je suis venu vous présenter mes excuses.

– C'est la journée...

– Je suis sincèrement désolé de la façon dont les choses se sont passées, je n'ai jamais souhaité cela et encore moins qu'un homme perde la vie.

– Je vous avais pourtant mis en garde.

– Je sais, et je m'en sens d'autant plus coupable. Vous devez quitter l'Argentine avant que la police ne remonte jusqu'à vous. J'ai demandé à Marisa d'aller se mettre au vert, le temps que l'affaire se tasse.

– Et elle a accepté ?

– Non, elle ne veut pas perdre son travail. Quand cela deviendra vraiment nécessaire, j'écrirai à sa tante pour lui demander d'intervenir. Elle, elle l'écoutera. Pour vous, c'est différent, vous êtes étranger et, si vous deviez fuir le pays, ce serait plus compliqué. Autant ne pas prendre de risques, je vous en ai fait courir assez comme ça.

Alberto se rangea devant une librairie.

– Je croyais que nous allions déjeuner ?

– C'est le cas, il y a un petit restaurant à l'intérieur, l'endroit appartient à un ami, nous pourrons discuter tranquillement.

La librairie était charmante, un long couloir garni de bibliothèques menait à un patio où quelques tables étaient alignées. Entouré de centaines de livres, le patron servait à manger aux quelques habitués de l'endroit. Alberto, après avoir salué son ami, invita Andrew à s'installer en face de lui.

– Si Louisa et moi sommes séparés, c'est parce que je suis un lâche, monsieur Stilman. C'est ma faute si notre fils est... a disparu. J'étais un activiste pendant la dictature. Oh, je ne faisais rien de bien héroïque, je participais à la fabrication d'un journal d'opposition, une publication clandestine. Nous avions très peu de moyens, juste de la bonne volonté et une ronéo, vous voyez, ce n'était pas grand-chose, mais nous avions l'impression de résister à notre façon. Les militaires ont fini par débusquer certains d'entre nous. Ils les ont arrêtés, torturés et fait disparaître. Ceux qui sont tombés entre leurs mains n'ont pas parlé.

– Parmi eux, avez-vous le souvenir d'un certain Rafaël ? demanda Andrew.

Alberto fixa longuement Andrew avant de lui répondre.

– Peut-être, je ne sais plus, c'était il y a quarante ans, et nous ne nous connaissions pas tous.

– Et sa femme Isabel ?

– Je vous l'ai dit, je ne m'en souviens plus, insista Alberto en haussant le ton brièvement. J'ai tout fait pour oublier. Mon fils Manuel fut kidnappé peu de temps après les rafles qui ont décimé nos rangs. Il n'avait rien à voir avec tout cela. C'était juste un étudiant en mécanique sans histoire. À travers lui, c'est moi que Febres voulait atteindre. En tout cas, c'est ce que pense Louisa. Febres devait croire que j'irais me rendre pour faire sortir Manuel. Je ne l'ai pas fait.

– Même pour sauver votre fils ?

– Non, pour sauver les autres copains. Je savais que je ne résisterais pas une seconde fois à la torture. Et puis il n'aurait jamais libéré Manuel. Ils ne relâchaient personne. Louisa ne m'a jamais pardonné.

– Elle savait pour le journal ?

– Elle en rédigeait la plupart des articles.

Alberto se tut un instant. Il prit son portefeuille, sortit la photographie jaunie d'un jeune homme et la montra à Andrew.

– Louisa est une mère à qui on a volé son enfant. Le monde entier est coupable à ses yeux. Regardez comme Manuel était beau garçon. Il était courageux, généreux et si drôle. Il aimait sa mère plus que tout. Je sais que lui non plus n'a pas parlé... pour la protéger. Il connaissait ses opinions. Vous auriez dû les voir, quand ils étaient ensemble... Nous entretenions des rapports plus distants, mais je l'aimais plus que tout au monde, même si je n'ai jamais su comment le lui exprimer. J'aurais voulu pouvoir le revoir, ne serait-ce qu'une fois. Je lui aurais dit combien j'étais fier de lui, combien il m'avait rendu heureux d'être père et combien son absence me pèse depuis qu'il est parti. Ma vie s'est arrêtée le jour où ils nous l'ont enlevé. Louisa n'a plus de larmes, moi, je continue d'en verser chaque fois que dans la rue je croise un garçon de son âge. Il m'est arrivé d'en suivre qui lui ressemblent, espérant qu'ils se retournent et m'appellent papa. La douleur peut rendre fou, monsieur Stilman, et je me rends compte aujourd'hui de ce que je n'aurais pas dû faire hier. Manuel ne reviendra jamais. Dans la cour de notre maison, j'ai creusé un trou, j'y ai enterré ses affaires, ses cahiers d'écolier, ses crayons, ses livres et les draps dans lesquels il a passé sa dernière nuit. Chaque dimanche, j'attends que la lumière s'éteigne aux fenêtres de la chambre de Louisa et je vais me recueillir au pied du grand jacaranda. Je sais que ma femme se cache derrière ses rideaux et me regarde, je sais qu'elle aussi prie pour lui. Il est peut-être préférable que nous n'ayons pas revu son corps.

Andrew posa sa main sur celle d'Alberto. Il releva la tête et lui sourit tristement.