Comme l'accès aux couchettes supérieures était malaisé car il n'y avait pas d'échelle, chaque fois que l'état d'un malade s'aggravait, on l'installait au niveau inférieur.
Quand j'arrivai, j'étais le treizième sur les douze malades déjà présents, quatre avaient la scarlatine – deux «politiques» français et deux jeunes juifs hongrois -, trois étaient atteints de diphtérie, deux du typhus, un autre était afflige d'un répugnant eresipele facial Les deux derniers avaient plusieurs maladies à la fois et étaient extrêmement affaiblis.
J'avais une forte fièvre J'eus la chance d'avoir une couchette pour moi tout seul, je m'y étendis avec soulagement, je savais que j'avais droit a quarante jours d'isolement et donc de repos, et je m'estimais en assez bon état physique pour n'avoir pas à craindre les séquelles de la scarlatine d'une part, et les sélections de l'autre
Ayant désormais une longue expérience des choses du camp, j'avais réussi à emporter avec moi mes affaires personnelles, une ceinture en fil électrique tressé, la cuillère-couteau, une aiguille et trois aiguillées de fil, cinq boutons; et enfin dix-huit pierres à briquet que j'avais volées au Laboratoire Chacune de ces pienes, patiemment travaillée au couteau, pouvait fournir trois pierres plus petites, du calibre d'un bnquet normal Elles avaient été évaluées à six ou sept rations de pain
Je passai quatre jours tranquilles. Dehors il neigeait et il faisait très froid, mais la baraque était chauffée On me donnait de fortes doses de sulfamides, je souffrais de violentes nausées et j'avais du mal à manger, je n'avais pas envie de parler
Les deux Français atteints de scarlatine étaient sympathiques Tous deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques jours plus tôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite de Lorraine Le plus âgé s'appelait Arthur, c'était un paysan petit et maigre L'autre, son compagnon de couchette, s'appelait Charles, c'était un instituteur de trente-deux ans, au lieu de la chemise normale, il avait henté d'un tricot de corps ridiculement court
Le cinquième jour, nous eûmes la visite du barbier C'était un Grec de Salonique, il ne parlait que le bel espagnol des gens de sa communauté, mais comprenait quelques mots de chacune des langues qui se parlaient au camp Il s'appelait Askenazi et était au camp depuis près de trois ans, j'ignore comment il avait fait pour obtenir la charge de «Fnsor» du K B, car il ne parlait ni l'allemand ni le polonais, et n'était pas brutal à l'excès Pendant qu'il était encore dans le couloir, je l'avais entendu parler longuement, et d'un ton fort animé, avec le médecin, un de ses compatriotes. Je lui trouvai une expression insolite, mais comme la mimique des Levantins ne correspond pas à la nôtre, je n'arrivais pas à comprendre si c'était de la frayeur, de la joie ou de l'émotion. Il me connaissait, ou du moins il savait que j'étais italien.
Quand vint mon tour, je descendis laborieusement de ma couchette. Je lui demandai s'il y avait du nouveau il s'interrompit dans son travail, cligna les paupières d'un air solennel et entendu, indiqua la fenêtre du menton, puis fit de la main un geste ample vers l'ouest:
– Morgen, aile Kamarad weg
Il me fixa un moment, les yeux écarquillés, comme s'il s'attendait à une manifestation d'étonnement de ma part, puis il ajouta «Todos, todos» et reprit son travail Il était au courant de mes pierres a briquet, et me rasa avec une certaine délicatesse
La nouvelle n'éveilla en moi aucune émotion directe Il y avait plusieurs mois que je n'éprouvais plus ni douleur, ni joie, ni crainte, sinon de cette manière détachée et extérieure, caractéristique du Lager, et qu'on pourrait qualifier de conditionnelle • si ma sensibilité était restée la même, pensais-je, je vivrais un moment d'émotion intense
J'avais les idées très claires là-dessus, nous avions déjà prévu depuis longtemps, Alberto et moi, les dangers qui accompagneraient le moment de l'évacuation du camp et de la libération D'ailleurs, la nouvelle annoncée par Askenazi ne faisait que confirmer des bruits qui circulaient déjà depuis plusieurs jours les Russes étaient a Czenstochowa, à cent kilomètres au nord, ils étaient a Zakopane, à cent kilomètres au sud, a la Buna, les Allemands préparaient déjà les mines pour le sabotage
Je dévisageai un par un mes compagnons de chambrée • il était clair que c'aurait été peine perdue de leur en parler. Us m'auraient répondu «Et alors9» et c'est tout Mais avec les Français, ce n'était pas la même chose, ils étaient encore frais
– Vous ne savez pas? leur dis-je, demain on évacue le camp
Ils m'accablèrent de questions
– Ou ça 7 A pied 9 Même les malades 9 Même ceux qui ne peuvent pas marcher 9
Us savaient que j'étais un ancien du camp et que je comprenais l'allemand, et ils en concluaient que j'en savais là-dessus beaucoup plus que je ne voulais l'admettre
Je ne savais rien d'autre, je le leur dis, mais ils n'en continuèrent pas moins a me questionner Quelle barbe ' Mais c'est qu'ils venaient d'arriver au Lager, ils n'avaient pas encore appris qu'au Lager on ne pose pas de questions
Dans l'apres-midi, le médecin grec vint nous rendre visite Il annonça que même parmi les malades, tous ceux qui étaient en état de marcher recevraient des souliers et des vêtements, et partiraient le lendemain avec les bienportants pour une marche de vingt kilomètres Les autres resteraient au K B, confies à un personnel d'assistance choisi parmi les malades les moins gravement atteints.
Le médecin manifestait une hilarité insolite, il avait l'air ivre Je le connaissais, c'était un homme cultivé, intelligent, égoïste et calculateur Il ajouta qu'on distribuerait à tout le monde, sans distinction, une triple ration de pain, ce qui mit en joie les malades Quelques-uns voulurent savoir ce qu'on allait faire de nous Il répondit que probablement les Allemands nous abandonneraient à nous-mêmes non, il ne pensait pas qu'ils nous tueraient Il ne faisait pas grand effort pour cacher qu'il pensait le contraire, sa gaieté même était significative
Il était déjà équipé pour la marche, dès qu'il fut sorti, les deux jeunes Hongrois se mirent à parler entre eux avec animation Leur période de convalescence était presque achevée, mais ils étaient encore très faibles On voyait qu'ils avaient peur de rester avec les malades et qu'ils projetaient de partir avec les autres Il ne s'agissait pas d'un raisonnement de leur part. moi aussi, probablement, si je ne m'étais pas senti aussi faible, j'aurais obéi à l'instinct grégaire, la terreur est éminemment contagieuse, et l'individu terrorisé cherche avant tout à fuir
A travers les murs de la baraque, on percevait dans le camp une agitation insolite. L'un des deux Hongrois se leva, sortit et revint une demi-heure après avec un chargement de nippes immondes, qu'il avait dû récupérer au magasin des effets destines à la désinfection Imite de son compagnon, il s'habilla fébrilement, enfilant ces loques les unes sur les autres On voyait qu'ils avaient hâte de se trouver devant le fait accompli, avant que la peur ne les fît reculer.
Ils étaient fous de s'imaginer qu'ils allaient pouvoir marcher, ne fût-ce qu'une heure, faibles comme ils étaient, et qui plus est dans la neige, avec ces souliers percés trouvés au dernier moment J'essayai de le leur faire comprendre, mais ils me regardèrent sans repondre Ils avaient des yeux de bête traquée.
L'espace d'un court instant, l'idée m'effleura qu'ils pouvaient bien avoir raison. Ils sortirent par la fenêtre avec des gestes embarrassés, et je les vis, paquets informes, s'éloigner dans la nuit d'un pas mal assuré. Ils ne sont pas revenus; j'ai su beaucoup plus tard que, ne pouvant plus suivre, ils avaient été abattus par les SS au bout des premières heures de route.