On ne pouvait pas dormir, un carreau était cassé, et il faisait très froid Je me disais qu'il nous fallait trouver un poêle, l'installer ici, et nous procurer du charbon, du bois et des vivres Je savais que tout cela était indispensable, mais que je n'aurais jamais assez d'énergie pour m'en occuper tout seul J'en parlai avec les deux Français
19 janvier Les Français furent d'accord Nous nous levâmes tous trois à l'aube Je me sentais malade et sans défense, j'avais froid et j'avais peur
Les autres malades nous regardèrent avec une curiosité pleine de respect: ne savions-nous donc pas que les malades n'ont pas le droit de sortir du K.B.? Et si les Allemands n'étaient pas encore tous partis? Mais ils ne dirent rien, trop contents qu'il y eût quelqu'un pour tenter l'expérience.
Les Français n'avaient aucune idée de la topographie du Lager, mais Charles était courageux et robuste, et Arthur avait du flair et le sens pratique des paysans. Nous sortîmes dans le vent d'une glaciale journée de brouillard, enveloppés tant bien que mal dans des couvertures.
Je n'ai jamais rien vu ou entendu qui puisse approcher du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux.
Le Lager venait de mourir, et il montrait déjà les signes de la décomposition. Plus d'eau ni d'électricité: des fenêtres et des portes éventrées battaient au vent, des morceaux de tôles arrachées aux toits grinçaient, et les cendres de l'incendie volaient au loin très haut dans les airs. Les bombes avaient fait leur œuvre, et les hommes aussi: loqueteux, chancelants, squelettiques, les malades encore capables de se déplacer avaient envahi comme une armée de vers le terrain durci par le gel. Ils avaient fouillé dans toutes les baraques vides, à la recherche de nourriture et de bois; ils avaient violé avec une furie haineuse les chambres des Blockâlteste grotesquement décorées et interdites la veille encore aux simples Hàftlinge; incapables de maîtriser leurs viscères, ils avaient répandu des excréments partout, salissant la neige précieuse, devenue seule source d'eau pour le camp tout entier.
Attirés par les décombres fumants des baraques incendiées, des groupes de malades restaient collés au sol, pour en pomper un dernier reste de chaleur. D'autres avaient trouvé des pommes de terre quelque part et les faisaient rôtir sur les braises de l'incendie en jetant autour d'eux des regards féroces. Quelques-uns seulement avaient eu la force d'allumer un vrai feu, et faisaient fondre de la neige dans des récipients de fortune.
Nous nous dirigeâmes vers les cuisines le plus rapidement possible, mais les pommes de terre étaient déjà presque épuisées. Nous en remplîmes deux sacs que nous confiâmes à Arthur. Au milieu des ruines du Prominenz-block, Charles et moi découvrîmes finalement ce que nous cherchions: un gros poêle en fonte, muni de tuyaux encore utilisables; Charles accourut avec une brouette et nous y chargeâmes le poêle; puis, me laissant le soin de le transporter à la baraque, il courut s'occuper des sacs. Là, il trouva Arthur évanoui: le froid lui avait fait perdre connaissance. Charles transporta les deux sacs en lieu sûr, puis il prit soin de son ami.
Pendant ce temps, me tenant à grand-peine sur mes jambes, je m'efforçais de manœuvrer de mon mieux la lourde brouette. Tout à coup on entendit un bruit de moteur, et je vis un SS en motocyclette qui entrait dans le camp. Comme tous mes compagnons, à la vue de leurs visages durs, je fus envahi de terreur et de haine. Il était trop tard pour disparaître, et je ne voulais pas abandonner le poêle. D'après le règlement du Lager, j'étais censé me mettre au garde-à-vous et me découvrir. Je n'avais pas de chapeau et j'étais empêtré dans ma couverture. Je m'écartai de quelques pas de la brouette et fis une espèce de révérence maladroite. L'Allemand passa sans me voir, tourna à l'angle d'une baraque et disparut. Je sus plus tard quel danger j'avais couru.
J'atteignis enfin le seuil de notre baraque et déchargeai le poêle entre les mains de Charles. L'effort m'avait coupé le souffle, de grandes taches noires dansaient devant mes yeux.
Il s'agissait maintenant de le mettre en marche. Nous avions tous trois les mains paralysées, et la fonte glacée se collait à la peau de nos doigts, mais il fallait de toute urgence faire fonctionner le poêle pour nous réchauffer et faire bouillir les pommes de terre. Nous avions trouvé du bois et du charbon, et même des braises provenant des baraques carbonisées.
Lorsque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à réchauffer l'atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c'est alors que Towarowski (un Franco-Polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades: pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs? Ce fut aussitôt chose faite.
La veille encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager disait: «mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin»; elle ignorait la gratitude. C'était bien le signe que le Lager était mort.
Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c'est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n'étions pas morts, nous avons cessé d'être des Hâftlinge pour apprendre à redevenir des hommes.
Arthur s'était assez bien remis, mais évita dès lors de s'exposer au froid; il se chargea d'alimenter le poêle, de faire cuire les pommes de terre, de nettoyer la chambre et d'assister les malades. Charles et moi, nous nous partageâmes les corvées à l'extérieur. Nous avions encore une heure devant nous avant la tombée de la nuit: partis en expédition, nous revînmes avec un demi-litre d'alcool à brûler et une boîte de levure de bière que quelqu'un avait jetée dans la neige. Nous distribuâmes les pommes de terre, et une cuillerée de levure de bière par personne. Je pensais vaguement que cela pouvait avoir un effet salutaire contre le manque de vitamines.
La nuit tomba; notre chambre était la seule de tout le camp à avoir un poêle, et nous n'en étions pas peu fiers. Beaucoup de malades des autres services se bousculaient à notre porte, mais la carrure imposante de Charles les tenait à distance. Nous ne songions ni les uns ni les autres que le contact inévitable avec des malades contagieux rendait l'accès de notre chambre extrêmement dangereux, et qu'attraper la diphtérie dans les conditions où nous étions, c'était se vouer plus sûrement à la mort que de se jeter d'un troisième étage.
Moi-même, quoique conscient du danger, je ne m'en inquiétais guère: je m'étais habitué depuis trop longtemps à l'idée de mourir de maladie comme à une éventualité parmi d'autres, contre laquelle il n'y avait rien à faire. Et la pensée ne m'effleurait même pas que j'aurais pu aller réinstaller dans une autre chambre ou dans une autre baraque où le risque de contagion eût été moindre; c'était ici que nous avions installé, de nos propres mains, un poêle autour duquel nous étions tous bien au chaud, ici que j'avais mon lit; ici que me retenait désormais le lien qui nous unissait, nous les onze malades de l'Infektionsabteilung.
On entendait, à intervalles très espacés, le fracas proche et lointain des échanges d'artillerie, et de temps en temps un crépitement de fusils automatiques. Dans l'obscurité, trouée seulement par le rougeoiement des braises, nous restions assis, Charles, Arthur et moi, à fumer des cigarettes d'herbes aromatiques trouvées aux cuisines, et à parler de bien des choses du passé et de l'avenir. Au milieu de l'immense plaine occupée par le gel et la guerre, dans cette petite chambre obscure remplie de germes, nous nous sentions en paix avec nous-mêmes et avec le monde. Nous étions rompus de fatigue, mais nous avions l'impression, après si longtemps, d'avoir finalement fait quelque chose d'utile; comme Dieu peut-être au soir du premier jour de la Création.