20 janvier. L'aube parut: j'étais de service pour allumer le poêle. En plus d'une faiblesse générale, mes articulations douloureuses me rappelaient à chaque instant que ma scarlatine était loin d'être guérie. L'idée de devoir me plonger dans l'air glacial pour aller chercher du feu dans les autres baraques me faisait trembler d'horreur.
Je me rappelai les pierres à briquet; j'imbibai d'alcool un morceau de papier, sur lequel je raclai patiemment une des pierres jusqu'à ce qu'elle eût formé un petit tas de poudre noire, puis je me mis à racler plus fort avec le couteau. Il y eut quelques étincelles, puis la poudre déflagra, faisant jaillir sur le papier la petite flamme pâle de l'alcool.
Arthur descendit de sa couchette avec enthousiasme et fit réchauffer des pommes de terre bouillies de la veille, à raison de trois par personne; après quoi, toujours affamés et frissonnants, nous repartîmes tous deux en éclaireurs dans le camp dévasté.
Il ne nous restait plus que deux jours de vivres (en l'occurrence des pommes de terre); pour l'eau, nous en étions réduits à faire fondre de la neige: l'opération était laborieuse car nous manquions de grands récipients; on obtenait un liquide trouble et noirâtre, qu'il fallait filtrer.
Le camp était silencieux. Nous croisions d'autres spectres affamés, partis eux aussi en expédition, la barbe longue, les yeux caves, les membres squelettiques et jaunâtres flottant dans des guenilles. D'un pas mal assuré, ils entraient et sortaient, revenant des baraques désertes avec les objets les plus hétéroclites: haches, seaux, louches, clous; tout pouvait servir, et les plus clairvoyants avaient déjà en vue de fructueux échanges avec les Polonais de la campagne avoisinante.
Aux cuisines, deux de ces créatures se disputaient les quelques dizaines de pommes de terre pourries encore disponibles. Agrippés l'un à l'autre par leurs vêtements en loques, ils se battaient avec des gestes curieusement lents et flous, proférant entre leurs lèvres gelées des injures en yiddish.
Il y avait dans la cour de l'entrepôt deux grands tas de choux et de navets (de ces gros navets insipides qui constituaient la base de notre alimentation). Ils étaient tellement gelés qu'on ne pouvait les détacher qu'à coups de pioche. En nous relayant et en frappant de toutes nos forces, nous réussîmes, Charles et moi, à en extraire une cinquantaine de kilos. Mais ce n'est pas tout: Charles dénicha un paquet de sel, et («une fameuse trouvaille») un bidon d'une cinquantaine de litres d'eau transformée en bloc de glace.
Nous chargeâmes le tout sur une charrette à bras (de celles qui servaient auparavant à apporter la soupe aux baraques: il y en avait un grand nombre abandonnées un peu partout), et nous rentrâmes en la poussant péniblement dans la neige.
Ce jour-là, nous nous contentâmes encore de pommes de terre bouillies et de tranches de navets grillées sur le poêle, mais Arthur nous promit pour le lendemain d'importantes innovations.
Dans l'après-midi, je me rendis à l'ex-dispensaire, à la recherche de quelque chose d'utile. On était déjà passé par là: tout avait été mis sens dessus dessous par des pillards inexperts. Pas une bouteille qui ne fût brisée; sur le plancher, une épaisse couche de chiffons, d'excréments et de bandages; un cadavre nu et convulsé. Mais je tombai sur quelque chose qui avait échappé à mes devanciers: une batterie de camion. J'en touchai les pôles avec mon couteau: il y eut une petite étincelle. La batterie était chargée.
Le soir, nous avions l'électricité dans notre chambre.
De mon lit, je voyais par la fenêtre un bon morceau de route: depuis trois jours déjà la Wehrmacht en fuite y défilait par vagues successives. Blindés, chars «tigres» camouflés en blanc, Allemands à cheval, Allemands à bicyclette, Allemands à pied, avec ou sans armes. Le fracas des chenilles résonnait dans la nuit bien avant l'apparition des tanks.
– Ça roule encore? demandait Charles.
– Ça roule toujours.
Cela semblait ne jamais devoir finir.
21 janvier. Pourtant cela finit. A l'aube du 21, la plaine nous apparut déserte et rigide, blanche à perte de vue sous le vol des corbeaux, mortellement triste.
J'aurais presque préféré voir encore quelque chose bouger. Même les civils polonais avaient disparu, calfeutrés Dieu sait où. Même le vent semblait s'être arrêté. Je n'avais qu'un désir: rester au lit sous les couvertures, m'abandonner à la fatigue totale des muscles, des nerfs et de la volonté; attendre que la fin vienne, ou qu'elle ne vienne pas, peu importait: comme un mort.
Mais déjà Charles avait allumé le poêle, l'homme Charles, si vivant, si confiant, si amical, et voilà qu'il m'appelait au travaiclass="underline"
– Vas-y, Primo, descends-toi de là-haut; il y a Jules à attraper par les oreilles…
«Jules», c'était le seau hygiénique qu'il fallait chaque matin prendre par les poignées et aller vider dans la fosse d'aisances: notre première besogne de la journée; et si on pense qu'il n'était pas possible de se laver les mains et que trois d'entre nous avaient le typhus, on comprendra que ce n'était pas un travail agréable.
Nous devions inaugurer les choux et les navets. Tandis que nous étions dehors, moi à chercher du bois, et Charles à ramasser de la neige pour l'eau, Arthur recruta parmi les malades qui pouvaient rester assis des volontaires pour la corvée d'épluchage. Towarowski, Sertelet, Alcalai et Schenk répondirent à l'appel.
Sertelet était lui aussi un paysan des Vosges; il avait vingt ans et paraissait en bonne forme, mais on remarquait dans sa voix de sinistres résonances nasales qui s'accentuaient de jour en jour, comme pour nous rappeler que la diphtérie pardonne rarement
Alcalai venait de Toulouse, juif, vitrier de son métier, c'était un homme très calme et posé, il avait un érésipele facial.
Schenk était un commerçant juif slovaque relevant du typhus, il avait un formidable appétit, de même que Towarowski, juif franco-polonais, sot et bavard, mais dont l'optimisme communicatif était précieux pour notre communauté
Ainsi donc, tandis que les malades maniaient le couteau, assis chacun sur sa couchette, Charles et moi nous nous lançâmes à la recherche d'un endroit possible pour faire la cuisine
Une saleté indescriptible avait envahi toutes les parties du camp Les latrines, que naturellement personne ne se souciait plus d'entretenir, étaient toutes bouchées, et les malades de dysenterie (plus d'une centaine) avaient souillé tous les coins du K B, rempli tous les seaux, tous les bidons qui servaient pour la soupe, toutes les gamelles On ne pouvait faire un pas sans regarder ou on mettait les pieds, il était impossible de se déplacer dans le noir En dépit du froid, qui était toujours intense, nous pensions avec horreur à ce qui arnverait en cas de dégel les infections se propageraient sans recours possible, la puanteur deviendrait insupportable, et la neige une fois fondue, nous resterions définitivement privés d'eau
Apres de longues recherches, nous trouvâmes finale- ment, dans un local qui servait auparavant de lavabos, un bout de plancher à peu près acceptable Nous y fîmes du feu, puis, pour gagner du temps et éviter les complications, nous nous désinfectâmes les mains en les frictionnant avec de la chloramine délayée dans de la neige
Le bruit qu'il y avait quelque part une soupe sur le feu se répandit rapidement dans la foule des demi-vivants, il se forma a notre porte un rassemblement de visages faméliques Charles, brandissant la louche, leur tint en français un discours bref et énergique qui n'eut pas besoin de traduction
La plupart se dispersèrent, mais l'un d'eux se fit connaître c'était un Parisien, tailleur de luxe, disait-il, malade des poumons. En échange d'un litre de soupe, il se faisait fort de nous tailler des habits dans les nombreuses couvertures restées au camp