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Maxime fit preuve d'une adresse peu commune Le lendemain, Charles et moi possédions chacun une veste, un pantalon et de gros gants de tissu rêche aux couleurs voyantes

Le soir, après la soupe distribuée avec enthousiasme et dévorée avec avidité, le grand silence de la plaine fut brusquement rompu De nos couchettes, trop fatigués pour être vraiment inquiets, nous tendions l'oreille aux détonations de mystérieuses artilleries qui semblaient tirer de tous les points de l'horizon, et aux sifflements des projectiles au-dessus de nous

Moi, je me disais que dehors la vie était belle, qu'elle le serait encore, et que ce serait vraiment dommage de se laisser sombrer maintenant J'éveillai ceux des malades qui somnolaient, et lorsque je fus certain qu'ils m'écoutaient tous, je leur dis, d'abord en français, puis dans mon meilleur allemand, que nous devions tous désormais ne plus penser qu'à rentrer chez nous, et que nous devions donc, dans la mesure de nos moyens, faire certaines choses, et éviter d'en faire d'autres Chacun devait conserver soigneusement sa gamelle et sa cuillère, si quelqu'un laissait de la soupe, il ne devait en aucun cas en offrir à son voisin, personne ne devait descendre de sa couchette sauf pour aller au seau, si quelqu'un avait besoin de quoi que ce soit, il n'avait qu'à s'adresser à l'un de nous trois, et à personne d'autre Arthur en particulier était chargé de veiller à la discipline et à l'hygiène, et devait garder présent à l'esprit qu'il valait mieux laisser les gamelles et les cuillères sales, plutôt que les laver au risque d'échanger par erreur celles d'un diphtérique avec celles d'un malade atteint du typhus

J'eus l'impression que les malades étaient désormais trop indifférents a toutes choses pour faire attention a ce que j'avais dit, mais je comptais beaucoup sur l'efficacité d'Arthur

22 janvier Si c'est du courage que d'affronter le cœur léger un danger grave, ce matin-là Charles et moi nous fûmes courageux Nous étendîmes nos explorations jusqu'au camp des SS, situé juste de l'autre côté des barbelés électnfiés

Les garde» da c?aip avaient dû partir précipitamment Nous trouvâmes sur les tables des assiettes à demi pleines de potage congelé que nous avalâmes avec une suprême jouissance, des chopes où la bière s'était transformée en glace jaunâtre; sur un échiquier, une partie interrompue; dans les chambres, quantité de choses précieuses

Nous prîmes une bouteille de vodka, différents médicaments, des journaux et revues, et quatre magnifiques couvertures matelassées, dont l'une est encore chez moi à Turin Joyeux et inconscients, nous rapportâmes ce butin dans notre petite chambre, le confiant aux bons soins d'Arthur On ne sut que le soir ce qui s'était passé juste une demi-heure après

Un petit groupe de SS probablement isolés mais armés avait pénétré dans le camp abandonné Ayant trouvé dix-huit Français installés dans le réfectoire de la SS-Waffe, ils les avaient tous abattus, méthodiquement, d'un coup à la nuque, alignant ensuite les corps convulsés sur la neige du chemin avant de s'en aller Les dix-huit cadavres restèrent exposes jusqu'à l'arrivée des Russes, personne n'eut la force de leur donner une sépulture

D'ailleurs, dans toutes les baraques désormais, certaines couchettes étaient occupées par des cadavres durs comme du bois, que personne ne prenait plus la peine d'enlever. La terre était trop gelée pour qu'on pût y creuser des fosses, de nombreux cadavres furent entassés dans une tranchée, mais dès les premiers jours l'amoncellement débordait du trou, et cet ignoble spectacle était visible de nos fenêtres

Une mince cloison de bois nous séparait du service Dysenterie. Là on ne comptait plus les morts et les mourants Le plancher était recouvert d'une couche d'excréments gelés. Personne n'avait plus la force de quitter ses couvertures pour chercher à se nourrir, et ceux même qui l'avaient fait n'étaient pas revenus porter secours à leurs camarades. Dans un même ht, étroitement enlacés pour mieux se protéger du froid, juste de l'autre côté de la cloison mitoyenne, il y avait deux Italiens: souvent, je les entendais parler, mais comme de mon côté je ne parlais qu'en français, ils n'avaient pas encore remarqué ma présence. Ce jour-là, par hasard, ils entendirent Charles prononcer mon prénom à l'italienne, et dès lors ils ne cessèrent plus de gémir et d'irrp'oi =r

Naturellement, à condition d'en avoir les moyens et la force, je ne demandais pas mieux que de les aider; ne fût-ce que pour ne plus entendre leurs cris obsédants. Le soir, une fois achevées toutes les tâches de la journée, surmontant ma fatigue et mon dégoût, je me traînai à tâtons jusqu'à eux, le long de l'immonde couloir obscur, avec une gamelle d'eau et les restes de la soupe du jour. Le résultat fut que dès ce moment-là, le service Dysenterie tout entier se mit à invoquer mon nom jour et nuit, avec les accents de toutes les langues d'Europe, accompagnant cette imploration de prières incompréhensibles qu'il m'était absolument impossible d'exaucer. Je me sentais au bord des larmes, je les aurais maudits.

La nuit nous réserva de mauvaises surprises.

Lakmaker, dont la couchette se trouvait au-dessous de la mienne, n'était plus qu'un pauvre débris humain. C'était (ou plutôt il avait été) un juif hollandais de dix-sept ans, grand, maigre, affable Il était alité depuis trois mois et on se demande comment il avait échappé aux sélections. Il avait d'abord eu le typhus, puis la scarlatine; entre-temps nous avions décelé chez lui une grave malformation cardiaque, et pour finir il était couvert d'escarres au point de ne pouvoir rester allongé que sur le ventre. Avec tout ça, un appétit féroce. Il ne parlait que le hollandais, et aucun de nous ne le comprenait

Ce fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont Lakmaker avait voulu deux rations. Toujours est-il qu'au milieu de la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta d'atteindre le seau, mais il était trop faible et s'écroula, pleurant et cnant très fort.

Charles alluma la lumière (l'accumulateur se révéla providentiel) et nous pûmes constater la gravité de l'accident La couchette de Lakmaker et le plancher étaient souillés. L'odeur, dans l'atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous n'avions qu'une toute petite réserve d'eau et pas la moindre couverture ou paillasse de rechange. Et le malheureux garçon, avec son typhus, constituait un terrible foyer d'infection; par ailleurs, il était hors de question de le laisser toute la nuit surle plancher, à gémir et grelotter au milieu des excréments.

Charles descendit du lit et s'habilla en silence. Tandis que Je tenais la lampe, il découpa au couteau tous les endroits sales de la paillasse et des couvertures; puis, soulevant Lakmaker avec la délicatesse d'une mère, il le nettoya tant bien que mal avec de la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit refait, dans la seule position que le malheureux pût supporter. Il racla le plancher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine, et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même.

Je mesurais son abnégation à la fatigue qu'il m'aurait fallu vaincre pour faire ce qu'il faisait.

23 janvier. Notre réserve de pommes de terre était épuisée. Depuis plusieurs jours, le bruit courait qu'il y avait non loin du camp, quelque part de l'autre côté des barbelés, un énorme silo de pommes de terre.

Il faut croire que quelque pionnier méconnu avait fait de patientes recherches, ou que quelqu'un connaissait l'endroit avec précision, car le matin du 23 un tronçon de barbelés avait été arraché, et une double procession de misérables entrait et sortait par cette brèche.

Nous nous mîmes donc en route, Charles et moi, dans le vent de la plaine livide. Nous dépassâmes la barrière abattue.

–  Dis donc, Primo, on est dehors!