Comme on se lasse de la joie, de la peur, et de la douleur elle-même, on se lasse aussi de l'attente. Arrivés le 25 janvier, huit jours après la rupture avec le monde féroce du Lager – qui n'en restait pas moins un monde -, nous étions pour la plupart trop épuisés même pour attendre.
Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes. Nous pouvions parler de tout. J'écoutais avec passion Arthur qui racontait les dimanches de Provenchères dans les Vosges, et Charles pleurait presque quand j'évoquai l'armistice en Italie, les débuts troubles et désespérés de la résistance des Partisans, l'homme qui nous avait trahis et.îotre capture dans les montagnes.
Dans le noir, derrière nous et au-dessus de nous, les huit malades ne perdaient pas un mot de notre conversation, même ceux qui ne comprenaient pas le français. Seul Somogyi s'acharnait à confirmer sa dédition à la mort.
26 janvier. Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L'œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus: ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes.
Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n'est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s'il n'est pas fautif, plus éloigné du modèle de l'homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques.
Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous: aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme. Et si nous nous en sommes sortis tous trois à peu près indemnes, nous devons nous en être mutuellement reconnaissants; et c'est pour cela que mon amitié avec Charles résistera au temps.
Mais à des milliers de mètres au-dessus de nous, dans les trouées des nuages gris, se déroulaient les miracles compliqués des duels aériens. Au-dessus de nous, qui étions nus, impuissants, désarmés, des hommes de notre temps cherchaient à se donner réciproquement la mort par les moyens les plus raffinés. Un seul geste de leur main pouvait provoquer la destruction du camp tout entier et anéantir des milliers d'hommes; alors que toutes nos énergies, toutes nos volontés mises ensemble n'auraient pas suffi à prolonger d'une seule minute la vie d'un seul d'entre nous.
La sarabande cessa avec la nuit, et la chambre s'emplit à nouveau du monologue de Somogyi.
Dans le noir, je m'éveillai en sursaut. «L'pauv' vieux» se taisait: c'en était fini pour lui. Un ultime sursaut de vie l'avait jeté à bas de sa couchette: j'avais entendu le choc de ses genoux, de ses hanches, de ses épaules et de sa tête.
– La mort l'a chassé de son lit, fut le mot d'Arthur.
Nous ne pouvions évidemment pas le transporter dehors en pleine nuit. Il ne nous restait plus qu'à nous rendormir.
27 janvier. L'aube. Sur le plancher, l'ignoble tumulte de membres raidis, la chose Somogyi.
Il y a plus urgent à faire: on ne peut pas se laver, avant de le toucher il faut d'abord faire la cuisine et manger. Et puis «rien de si dégoûtant que les débordements», comme dit fort justement Arthur: il faut vider le seau. Les vivants sont plus exigeants; les morts peuvent attendre. Nous nous mîmes au travail comme les autres jours.
Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somogyi à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise.
Charles ôta son calot. Je regrettai de ne pas en avoir un.
Des onze malades de l'Infektionsabteilung, Somogyi fut le seul à mourir pendant ces dix jours. Dorget (je n'ai pas encore parlé de lui jusqu'ici: c'était un industriel français qui avait attrapé une diphtérie nasale après avoir été opéré d'une péritonite), Sertelet, Cagnolati, Towarowski et Lakmaker sont morts quelques semaines plus tard à l'infirmerie russe provisoire d'Auschwitz. En avril, à Katowice, j'ai rencontré Schenk et Alcalai, tous deux en bonne santé. Arthur est retourné chez lui à bon port; quant à Charles, il a repris sa profession d'instituteur; nous avons échangé de longues lettres et j'espère bien le revoir un jour.
Avigliana-Turin, décembre 1945-janvier 1947.
APPENDICE
J'ai écrit cet appendice en 1976, pour l'édition scolaire de Si c'est un homme, afin de répondre aux questions qui me sont continuellement posées par les lycéens. Mais comme ces questions coïncident dans une large mesure avec celles que me posent les lecteurs adultes, il m'a paru opportun d'inclure à nouveau dans cette, édition le texte intégral de mes réponses.
On a écrit par le passé que les livres, comme les êtres humains, ont eux aussi leur destin, imprévisible et différent de celui que l'on attendait et souhaitait pour eux. Ce livre a connu un étrange destin. Sa naissance remonte à l'époque lointaine, évoquée à la p. 151 de cette édition, où l'on peut lire que «j'écris ce que je ne pourrais dire à personne». Le besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j'avais commencé à l'écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu'il me faudrait les jeter aussitôt car elles m'auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi.
Mais j'ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l'espace de quelques mois, tant j'étais travaillé par ces souvenirs. Refusé par quelques éditeurs importants, le manuscrit fut finalement accepté en 1947 par la petite maison d'édition que dirigeait Franco Antonicelli: il fut tiré à 2 500 exemplaires, puis la maison ferma et le livre tomba dans l'oubli, peut-être aussi parce que en cette dure période d'après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient de s'achever. Le livre n'a pris un nouveau départ qu'en 1958, lorsqu'il a été réédité chez Einaudi, et dès lors l'intérêt du public ne s'est jamais démenti. Il a été traduit en six langues et adapté à la radio et au théâtre.
Les enseignants et les élèves l'ont accueilli avec une faveur qui a dépassé de beaucoup l'attente de l'éditeur et la mienne. Des centaines de lycéens de toutes les régions d'Italie m'ont invité à commenter mon livre par écrit, ou, si possible, en personne; dans les limites de mes obligations, j'ai répondu à toutes ces demandes, tant et si bien qu'a mes deux métiers [22] j'ai dû bien volontiers en ajouter un troisième celui de présentateur-commentateur de moi même ou plutôt de cet autre et lointain moi même qui avait vécu I épisode d'Auschwitz et l'avait raconte Au cours de ces multiples rencontres avec mes jeunes lecteurs, je me suis trouve en devoir de repondre à de nombreuses questions naïves ou intentionnelles, émues ou provocatrices, superficielles ou fondamentales Mais je me suis vite aperçu que quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu'on ne manquait jamais de me les poser elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée et raisonnee, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n'apportait pas de réponse satisfaisante C'est a ces questions que je me propose de répondre ici