1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance Leur avez vous pardonne?
La haine est assez étrangère à mon tempérament Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison, c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée a un ennemi véritable ou suppose, de vengeance particulière Je dois ajouter a en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage, or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule rencontre de l'auteur protagoniste avec un SS – pp 167-168 -, et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui ci est en voie de desagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus
D'ailleurs, a l'époque ou ce livre a ete écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage, on aurait dit – et cela paraissait juste et mérité – qu'ils étaient retournes au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux 9
Des les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté le fascisme était loin d'être mort, il n'était que cache, enkyste, il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapte à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée Je dois avouer que face a certains visages, a certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et pose du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou a la véhémence du vengeur. je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées, c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges Et les juges, c'est vous
Toutefois, je ne voudrais pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscnminé Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé – faits a l'appui, et pas avec des mots, ou trop tard – qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi, mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi
2. Est-ce que les Allemands, est-ce que les Alités savaient ce qui se passait7 Comment est-il possible qu'un tel génocide, que l'extermination de millions d'êtres humains ait pu se perpétrer au cœur de l'Europe sans que personne n'en ait rien su?
Le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, nous Occidentaux, présente un grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravite, mais en comparaison du monde d'hier, il bénéficie d'un énorme avantage n'importe qui peut savoir tout sur tout L'information est aujourd'hui «le quatrième pouvoir», au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l'écart, ni les faire taire Tout est facile si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre propre pays ou de n'importe quel autre, vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n'importe quelle tendance aussi bien qu'un journal américain ou soviétique Le choix est vaste, vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risquer d'être accusés d' «activités anti italiennes» ou de vous attirer à domicile une perquisition de la policepolitique Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère
Dans un Etat autoritaire, il en va tout autrement il n'y a qu'une Venté, celle qui est proclamée d'en haut, les journaux se ressemblent tous, ils repètent tous une même et unique vente, même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d'abord parce que c'est considère comme un délit et que vous nsquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opère sur les longueurs d'onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles Quant aux livres, ne sont traduits et publies que ceux qui plaisent aux autorités, les autres, il vous faut aller les chercher à l'étranger et les introduire dans votre pays a vos risques et périls, car ils sont considères comme plus dangereux que de la drogue ou des explosifs, et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes punis pour infraction a la loi Les livres interdits – nouveaux ou anciens -, on en fait de grands feux de joie sur les places publiques C'est ce qui s'est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l'Allemagne national socialiste, c'est ce qui se fait aujourd'hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l'Union Soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme Dans les Etats autoritaires, on a le droit d'altérer la vente, de réecnre l'histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses bref, de remplacer l'information par la propagande Et en effet, dans de tels pays, il n'y a plus de citoyens détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l'Etat (et au dictateur qui l'incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive
Dans ces conditions il devient évidemment possible (même si ce n'est pas toujours facile il n'est jamais aise de faire totalement violence à la nature humaine) d'occulter des pans entiers de la réalité L Italie fasciste n'a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoti et à étouffer l'affaire en quelques mois, quant a Hitler et à son ministre de la Propagande Josef Goebbels, ils se révélèrent bien supérieurs encore a Mussolini dans I art de contrôler et de camoufler la venté
Toutefois, il n était ni possible ni même souhaitable – du point de vue nazi – de cacher au peuple allemand l'existence d'un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration Il entrait précisément dans les vues des nazis de créer et d'entretenir dans le pays un climat de terreur diffuse il était bon que la population sut qu'il était très dangereux de s opposer a Hitler Et en effet des centaines de milliers d'Allemands – communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques – furent enfermes dans les Lager des les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu'au Lager les prisonniers souffraient et mouraient