Cela étant, il est vrai que la grande majonté des Allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les Lager l'extermination méthodique et îndustnahsée de millions d'êtres humains, les chambres a gaz, les fours crématoires, l'exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester cache et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d'individus Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel a de prudents et cyniques euphémismes au heu d' «extermination» on écnvait «solution définitive», au lieu de «déportation» «transfert», au heu de «mort par gaz» «traitement spécial» et ainsi de suite Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n ébranlât la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre, de plus, les Allies n'auraient pas tarde a en être eux aussi informes et a en tirer parti pour leur propagande, ce qui d'ailleurs ne manqua pas de se produire Mais à cause de leur enormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncées par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent a l'incrédulité générale
A mon sens, l'aperçu le plus convaincant de la situation des Allemands a cette epoque-la se trouve dans / Etat 55 [23], ouvrage d'Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald et professeur de Sciences Politiques a l'université de Munich
«Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration9 Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd'hui encore ils n'en savent pas grand-chose Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secrets les détails du terrible système de terreur – créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d'autant plus profonde – s'est révélée efficace Comme je l'ai déjà dit, même à l'intérieur de la Gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l'intérieur des Lager, même s'ils y envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n'avaient qu'une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu'on y pratiquait Comment, dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaître'' Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux c'est là la meilleure preuve du pouvoir et de l'efficacité du secret
«Et pourtant et pourtant il n'y avait pas un seul Allemand qui ne connût l'existence des camps de concentration ou qui crût que c'étaient des sanatoriums Rares étaient ceux qui n'avaient pas un parent ou une connaissance dans un Lager, ou qui du moins n'avaient pas entendu dire que telle ou telle personne y avait été internée Tous les Allemands avaient été témoins de la barbarie antisémite, sous quelque forme qu'elle se fût manifestée des millions d'entre eux avaient assiste avec indifférence, curiosité ou indignation, ou même avec une joie maligne, à l'incendie des synagogues, ou à l'humiliation de juifs et de juives contraints de s'agenouiller dans la boue des rues De nombreux Allemands avaient eu vent de ce qui se passait par les radios étrangères, et beaucoup étaient en contact avec des prisonniers qui travaillaient à l'extérieur des camps Rares étaient ceux qui n'avaient pas rencontré, dans les rues ou dans les gares, quelque misérable troupe de détenus dans une circulaire en date du 9 novembre 1941 adressée par le chef de la Police et des Services de la Sûreté à tous [] les bureaux de Police et aux commandants des Lager, on lit ceci " Il a été notamment constaté que durant les transferts à pied, par exemple de la gare au camp, un nombre non négligeable de prisonniers tombent morts en cours de route ou s'évanouissent d'épuisement Il est impossible d'empêcher la population de connaître de tels faits " Pas un Allemand ne pouvait ignorer que les prisons étaient archipleines et que les exécutions capitales allaient bon train dans tout le pays Des milliers de magistrats, de fonctionnaires de police, d'avocats, de prêtres, d'assistants sociaux savaient d'une manière générale que la situation était extrêmement grave Nombreux étaient les hommes d'affaires qui étaient en relations commerciales avec les SS des Lager, et les industriels qui présentaient des demandes à l'administration SS pour embaucher des travailleurs-esclaves; de même, les employés des bureaux d'embauché étaient au courant du fait que beaucoup de grandes sociétés exploitaient une main-d'œuvre esclave Quantité de travailleurs exerçaient leur activité à proximité des camps ou même à l'intérieur de ceux-ci Il y avait des professeurs universitaires qui collaboraient avec les centres de recherche médicale créés par Himmler, et des médecins d'État ou d'instituts privés qui collaboraient, eux, avec des assassins professionnels Les membres de l'aviation militaire qui avaient été mis sous les ordres des SS étaient nécessairement au courant de ce qui se passait dans les camps. Beaucoup d'officiers supérieurs de l'armée connaissaient les massacres en masse de prisonniers russes perpètres dans les Lager, et de très nombreux soldats et membres de la police militaire devaient avoir une connaissance précise des épouvantables horreurs commises dans les camps, dans les ghettos, dans les villes et dans les campagnes des territoires occupés à l'Est. Une seule de ces affirmations est- elle fausse 7»
A mon avis, aucune de ces affirmations n'est fausse, mais il faut en ajouter une autre pour compléter le tableau • si, en dépit des différentes sources d'information dont ils disposaient, la majorité des Allemands ne savait pas ce qui se passait, c'est parce qu'ils ne voulaient pas savoir, ou plutôt parce qu'ils voulaient ne rien savoir Il est vrai sans aucun doute que le terrorisme d'État est une arme très puissante, à laquelle il est bien difficile de résister, mais il est également vrai que le peuple allemand, dans son ensemble, n'a pas même tenté de résister Dans l'Allemagne hitlérienne, les règles du savoir-vivre étaient d'un genre tout particulier • ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponse C'était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait nen, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte
Savoir, et faire savoir autour de soi était pourtant un moyen – pas si dangereux, au fond – de prendre ses distances vis-à-vis du nazisme, je pense que le peuple allemand, dans son ensemble, n'y a pas eu recours, et je le considère pleinement coupable de cette omission délibérée
3. Y avait-il des prisonniers qui s'évadaient des Lager? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de rebellions en masse?
Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante Elles m'incitent à 1 optimisme, car elles témoignent que les jeunes d'aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher a se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la Convention de La Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, ou le héros, injustement – ou même justement – emprisonne, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès