Peut être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale comme une maladie, en somme, dont on ne peut guénr que par la fuite ou par la révolte Mais malheureusement ce tableau gênerai est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration
Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz, par exemple, s'elevent a quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines S'évader était difficile et extrêmement dangereux en plus du fait qu'ils étaient démoralises, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rase, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit, ils n'avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de I Appel, souvent après d'atroces tortures, lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'evade étaient considères comme ses complices et condamnes à mourir de faim dans les cellules de la prison, tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures et parfois les parents mêmes du «coupable» étaient arrêtes et déportés
Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n avait aucune intention de s'enfuir, dans le seul but d'obtenir la permission D'où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d évasion figurant dans les statistiques officielles, comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit Dans de telles conditions, les rares cas d évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers «aryens» (c'est-à-dire non juifs dans la terminologie de l'epoque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit ou aller et l'assurance d'être protèges par la population Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue
Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente Tout d'abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d'Auschwitz Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemples de force morale Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégie, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires Cela n'a rien de surprenant le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est un paradoxe qu'en apparence En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-proletanat Les «loques» ne se révoltent pas
Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l'expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent, plus qu'à des révoltes ouvertes, à des activités d'autodéfense assez efficaces Selon le Lager et l'époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou a les corrompre de manière à limiter l'effet de leur pouvoir indiscriminé, on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemandes, a organiser des évasions, à communiquer par radio avec les Allies en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, a améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à «orienter» les sélections en envoyant à la mort les mouchards ou les traîtres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, a se préparer a la résistance armée au cas ou, sous la pression du front ennemi, les Allemands auraient décide (comme cela se produisit souvent) de procéder à la liquidation générale des Lager
Dans les camps à prédominance juive, comme ceux d'Auschwitz, il était particulièrement difficile d'envisager une défense quelconque, active ou passive Les prisonniers, en effet, n'avaient généralement aucune expérience de militant ou de soldat, ils provenaient de tous les pays d'Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux, et surtout, ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d'abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu'ils avaient souvent derrière eux tout un passe de faim, de persécutions et d'humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court: ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l'arrivée de convois successifs. Il n'est pas surprenant que le germe de la révolte ait eu du mal à s'enraciner dans un tissu humain aussi détériore et aussi instable.
On peut se demander pourquoi les prisonniers ne se révoltaient pas dès la descente du tram, pendant ces longues heures (et parfois ces longs jours) d'attente qui précédaient leur entrée dans les chambres à gaz Il faut préciser à ce propos, outre ce qui a déjà ete dit, que les Allemands avaient mis au point pour cette entreprise de mort collective une technique d'une ingéniosité et d'une souplesse diaboliques La plupart du temps, les nouveaux venus ne savaient pas ce qui les attendait. on les accueillait avec une froide efficacité, mais sans brutalité, puis on les invitait à se déshabiller «pour la douche» Parfois on leur donnait une serviette de toilette et du savon, et on leur promettait un café chaud après le bain Les chambres à gaz étaient en effet camouflées en salles de douches, avec tuyauteries, robinets, vestiaires, portemanteaux, bancs, etc Lorsqu'en revanche ils croyaient remarquer que les détenus savaient ou soupçonnaient ce qu'on allait faire d'eux, les SS et leur aides agissaient alors par surprise ils intervenaient avec la plus grande brutalité, à grand renfort de hurlements, de menaces et de coups, n'hésitant pas à tirer des coups de feu et à lancer contre des êtres effarés et désespérés, éprouvés par cinq ou six jours de voyage dans des wagons plombés, leurs chiens dressés à la tuerie
Dans ces conditions, l'affirmation qu'on a parfois formulée, selon laquelle les juifs ne se seraient pas révoltes par couardise, est aussi absurde qu'insultante La réalité, c'est que personne ne se révoltait: il suffit de rappeler que les chambres à gaz d'Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n'étaient pas retenus par la présence de femmes et d'enfants, et eux non plus ne se révoltèrent pas.
Je voudrais enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l'oppression ne doit pas être tolérée, mais qu'il faut y résister n'était pas très développée dans l'Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie C'était l'apanage d'un petit nombre d'hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés. il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement, et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis Leur apport venant à manquer, la volonté populaire de résister, de s'organiser pour résister, n'a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme lorsque l'Allemagne, en juin 1941, eut attaqué l'Union Soviétique à l'improviste, rompant ainsi l'accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939 En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s'être révoltes, c'est avant tout commettre une erreur de perspective historique cela veut dire exiger d'eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l'apanage d'une élite