Nous sommes à Monowitz, près d'Auschwitz, en HauteSilésie: une région habitée à la fois par les Allemands et les Polonais. Ce camp est un camp de travail, en allemand Arbeitslager; tous les prisonniers (qui sont environ dix mille) travaillent dans une usine de caoutchouc qui s'appelle la Buna, et qui a donné son nom au camp.
On va nous donner d'autres chaussures et d'autres habits; non, pas les nôtres; d'autres chaussures, d'autres habits, comme les siens. Pour le moment nous sommes nus parce que nous attendons la douche et la désinfection, qui auront lieu tout de suite après le réveil, parce qu'on n'entre pas au camp si on ne passe pas à la désinfection.
Bien sûr, il faudra travailler. Ici tout le monde travaille. Mais il y a travail et travaiclass="underline" lui par exemple, il est médecin de profession, il est hongrois mais a fait ses études de médecine en Italie; et maintenant c'est le dentiste du Lager. Ça fait quatre ans qu'il est au Lager (pas à la Buna: la Buna n'existe que depuis un an et demi), et pourtant, comme on peut voir, il se porte bien, il n'est pas trop maigre. Pourquoi est-il au Lager? Est-ce qu'il est juif comme nous? «Non, dit-il avec simplicité, moi je suis un criminel.»
Nous le harcelons de questions, lui rit de temps en temps, répond à certaines et pas à d'autres; on voit bien qu'il évite certains sujets. Il ne parle pas des femmes: il nous dit seulement qu'elles vont bien, que nous les reverrons bientôt, mais il ne dit ni où ni comment. Par contre il nous raconte autre chose, des histoires bizarres et extravagantes, peut-être se moque-t-il de nous lui aussi. Ou peut-être qu'il est fou: au Lager on devient fou. Il dit que tous les dimanches, il y a des concerts et des matches de football. Il dit que si on est fort en boxe on peut devenir cuisinier. Il dit que si on travaille bien, on reçoit des bons-primes et qu'avec ça on peut s'acheter du tabac et du savon. Il dit que c'est vrai que l'eau n'est pas potable, que par contre on a droit tous les jours à un ersatz de café mais que généralement personne n'en prend, la soupe qu'on nous donne étant suffisamment liquide pour apaiser la soif. Nous le pressons de nous procurer quelque chose à boire, mais il répond qu'il ne peut pas, qu'il est venu nous voir en cachette, que c'est interdit par les SS parce que nous ne sommes pas encore désinfectés, et qu'il doit repartir tout de suite. S'il est venu, c'est parce que les Italiens lui sont sympathiques, et aussi – ajoute-t-il – parce qu' «il a un peu de cœur». Nous lui demandons encore s'il y a d'autres Italiens au camp; il répond qu'il y en a quelques-uns, pas beaucoup, il ne sait pas exactement, et il détourne aussitôt la conversation. A ce moment-là une cloche retentit, et il nous quitte brusquement, nous laissant effarés et interdits. Si certains se sentent réconfortés, pas moi; je continue à penser en moi-même que ce dentiste, cet individu incompréhensible, a voulu lui aussi nous jouer un mauvais tour, et je me refuse à croire un mot de ce qu'il a dit.
Au signal de la cloche, on a entendu la rumeur du camp qui s'éveille dans l'obscurité. D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites, bouillante: cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes (les barbiers de tout à l'heure, peut-être) font irruption et, tout trempés et fumants, nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté; là, d'autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelle de bois; en moins de temps qu'il n'en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller.
Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir.
Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte: la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît: nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas: il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient: ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom: et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est boa qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède: un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.
Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède: ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité: car il n'est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est, tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme «camp d'extermination» et ce que nous entendons par l'expression «toucher le fond».
Hâftling: j'ai appris que je suis un Hàftling. Mon nom est 174517; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche.
L'opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide: on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d'une sorte de poinçon à aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation: ce n'est qu' «en montrant le numéro» qu'on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution des vivres; il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant plusieurs jours, lorsqu'un vieux réflexe me pousse à regarder l'heure à mon poignet, une ironique substitution m'y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signes bleuâtres.
Ce n'est que beaucoup plus tard que certains d'entre nous se sont peu à peu familiarisés avec la funèbre science des numéros d'Auschwitz, qui résument à eux seuls les étapes de la destruction de l'hébraïsme en Europe. Pour les anciens du camp, le numéro dit tout: la date d'arrivée au camp, le convoi dont on faisait partie, la nationalité. On traitera toujours avec respect un numéro compris entre 30000 et 80000: il n'en reste que quelques centaines, qui désignent les rares survivants des ghettos polonais. De même, il s'agit d'ouvrir l'œil si on doit entrer en affaires avec un 116000 ou un 117000: ils ne sont plus qu'une quarantaine désormais, mais ce sont des Grecs de Salonique, et ils ont plus d'un tour dans leur sac Quant aux gros numéros, il s'y attache une note essentiellement comique, comme aux termes de «bleus» ou de «conscrits» dans la vie courante • le gros numéro par excellence est un individu bedonnant, docile et mais, à qui vous pouvez faire croire qu'a l'infirmerie on distribue des chaussures en cuir pour pieds sensibles, et qui est capable sur votre instigation d'y courir séance tenante en vous laissant sa gamelle de soupe «a garder», vous pouvez lui vendre une cuillère pour trois rations de pain, vous pouvez même l'envoyer demander (comme cela m'est arrivé ') au Kapo le plus féroce du camp si c'est bien lui qui commande le Kartoffelschalkommando, le Kommando d'Épluchage de Patates, et s'il est possible de s'y faire enrôler.