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Cette différence fondamentale en entraîne une série d'autres Les rapports entre gardiens et prisonniers sont moins inhumains en Union Soviétique les uns et les autres appartiennent à un même peuple parlent la même langue, il n'y a pas chez eux de «surhommes» et de «sous-hommes» comme chez les nazis Les malades sont sans doute mal soignes, mais on les soigne, face à un travail trop pénible, on peut envisager une protestation, individuelle ou collective, les châtiments corporels sont rares et pas trop cruels, on peut recevoir de chez soi des lettres et des colis de vivres, bref, la personnalité humaine n'y est pas déniée, elle n'y est pas totalement condamnée Par contre, dans les Lager allemands tout au moins pour les juifs et les Tziganes, le massacre était quasi total il n'épargnait même pas les enfants, qui furent tues par milliers dans les chambres à gaz, cas unique parmi toutes les atrocités de l'histoire de l'humanité Le résultat est que les taux de mortalité sont extrêmement différents pour chacun des deux systèmes En Union Soviétique, il semble que, dans les pires moments, la mortalité ait atteint environ 30 % du total des entrées, et c est déjà un chiffre intolerablement élevé, mais dans les Lager allemands, la mortalité était de 90 à 98 %

Une récente innovation soviétique me paraît extrêmement grave celle qui consiste, en déclarant sommairement qu'ils sont fous, a faire interner certains intellectuels dissidents dans des hôpitaux psychiatriques ou on les soumet à des «traitements» qui non seulement provoquent de cruelles souffrances, mais altèrent et affaiblissent les facultés mentales C'est la preuve que la dissidence est redoutée elle n'est plus punie, mais on cherche a la détruire par les médicaments (ou par la peur des médicaments) Cette méthode n'est peut-être pas très répandue (en 1975, ces internes politiques n'étaient, semble-t-il, pas plus d'une centaine), mais elle est odieuse parce qu'elle suppose une utilisation ignoble de la science, et une prostitution impardonnable de la part des médecins qui se prêtent aussi servilement à satisfaire les volontés du pouvoir Elle révèle un profond mépris pour le débat démocratique et les libertés individuelles

Toutefois, et pour ce qui est justement de l'aspect quantitatif de la question, il faut remarquer qu'en Union Soviétique le phénomène du Goulag apparaît actuellement en déclin Il semble que dans les années cinquante les prisonniers politiques se soient comptes par millions, d'après les chiffres d'Amnesty International (une association apolitique qui a pour but de porter secours aux prisonniers politiques de tous les pays du monde et de toutes les opinions), ils seraient aujourd'hui (1976) environ dix mille

En conclusion, les camps soviétiques n'en demeurent pas moins de déplorables exemples d'illégalité et d'inhumanité Ils n'ont rien a voir avec le socialisme et défigurent au contraire le socialisme soviétique, sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l'absolutisme tsanste, dont les gouvernements soviétiques n'ont pas su ou voulu se libérer Quand on ht les Souvenirs de la maison des morts, écrits par Dostoïevski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l'univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljénitsyne Mais il est possible, facile même, d'imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste ete réalise dans plusieurs endroits du monde Un nazisme sans Lager n'est pas concevable

6. Parmi les personnages de Si c'est un homme, quels sont ceux que vous avez revus après votre libération?

La plupart des personnages qui apparaissent dans ce livre doivent malheureusement être considères comme disparus des l'époque du Lager ou pendant la terrible marche d'évacuation mentionnée à la p 167, d'autres sont morts plus tard des suites de maladies contractées durant leur détention, d'autres enfin sont restes introuvables malgré mes recherches Quelques-uns seulement sont encore en vie, et j'ai pu garder ou reprendre contact avec eux

Jean, le «Pikolo» du Chant d'Ulysse, est vivant et en bonne santé il avait perdu presque tous les membres de sa famille, mais après son retour en France il s'est marie, il a maintenant deux enfants et mené une vie paisible dans une petite ville de province ou il est pharmacien Nous nous voyons de temps en temps en Italie, lorsqu'il vient y passer ses vacances, ou bien c'est moi qui suis allé le trouver Curieusement, il ne se rappelle pas grand-chose de son année à Monowitz ce qui l'a surtout marque ce sont les souvenirs atroces du voyage d'évacuation, au cours duquel il a vu mourir d'épuisement tous ses amis (parmi lesquels Alberto)

Je vois aussi assez souvent le personnage que j'ai appelé Piero Sonnmo (p 57), le même qui apparaît dans la Trêve sous le nom de «Cesare» Lui aussi, après une difficile période de réadaptation, il a trouvé un travail et fondé un foyer Il vit à Rome Il raconte volontiers, et avec beaucoup de verve, les épreuves affrontées au camp et durant le long voyage de retour, mais dans ces récits qui prennent souvent la dimension de monologues de théâtre, il tend a faire valoir les épisodes aventureux où il a eu le premier rôle plutôt que les événements tragiques auxquels il a assiste passivement

J'ai également revu Charles Il n'avait été fait prisonnier qu'en 1944, non loin de chez lui, dans les montagnes des Vosges ou il avait pns le maquis, et n'avait donc passé qu'un mois au Lager, mais ces mois de souffrances et les choses atroces auxquelles il avait assiste I avaient profondement marqué, et lui avaient ôte la joie de vivre et la volonté de se construire un avenir Revenu dans son pays après un voyage comparable à celui que j'ai raconte dans la Trêve, il a repris son métier d'instituteur dans la minuscule école de son village où, il y a peu de temps encore, il apprenait aux enfants, entre autres, à élever des abeilles et à cultiver des pépinières de sapins et de pins Depuis quelques années, il est a la retraite, il a récemment épouse une collègue d'un certain âge, et ensemble ils se sont construit une maison neuve, petite mais confortable et agréable Je suis aile les voir deux fois, en 1951 et en 1974 A cette dernière occasion, il m'a donné des nouvelles d'Arthur, qui habite dans un village voisin, il est vieux et malade, et ne désire pas recevoir de visites qui puissent réveiller en lui d'anciennes angoisses

Mes retrouvailles avec Mendi, le «rabbin moderniste» évoqué en quelques lignes p 73 et 111, ont été dramatiques, imprévues, et pleines de joie pour tous deux Mendi s'est reconnu en lisant par hasard, en 1965, la traduction allemande de ce livre il se souvenait de moi et m'a écrit une longue lettre adressée à la Communauté Israélite de Turin Nous nous sommes alors écrit régulièrement, en nous tenant mutuellement informés de ce qu'étaient devenus nos amis communs En 1967, je suis allé le trouver a Dortmund, en Allemagne fédérale, ou il était alors rabbin, j'ai retrouvé le même homme, «tenace, courageux et fin», et extraordinairement cultivé Il a épousé une ancienne déportée d'Auschwitz et a maintenant trois grands enfants toute la famille a I intention d'aller s'installer en Israël