Cette idée de la mission de la nation allemande survit à la défaite de la Première Guerre mondiale, et sort même renforcée de l'humiliation du traité de Versailles C'est alors que s'en empare l'un des personnages les plus sinistres et funestes de l'Histoire, l'agitateur politique Adolf Hitler La bourgeoisie et les milieux industriels allemands prêtent l'oreille a ses discours enflammés ce Hitler promet, il réussira à détourner sur les juifs la rancœur que le prolétariat allemand voue aux classes qui l'ont conduit à la défaite et au desastre économique En quelques années, à partir de 1933, celui-ci réussit à utiliser à son profit la colère d'un pays humilie et l'orgueil nationaliste suscité par les prophètes qui l'ont précède Luther, Fichte, Hegel, Wagner, Gobineau, Chamberlain, Nietzsche Hitler n'a qu'une pensée, celle d'une Allemagne dominatrice, non pas dans un lointain avenir, mais tout de suite, non pas à travers une mission civilisatrice, mais par les armes Tout ce qui n'est pas allemand lui apparaît inférieur, voire haïssable, et les premiers ennemis de l'Allemagne, ce sont les juifs, pour de multiples raisons que Hitler énonce avec une fureur dogmatique parce qu'ils ont «un sang différent», parce qu'ils sont apparentés à d'autres juifs en Angleterre, en Russie, en Amérique, parce qu'ils sont les héritiers d'une culture qui veut qu'on raisonne et qu'on discute avant d'obéir, et qui interdit de s'incliner devant les idoles, alors que lui-même aspire précisément à être veneré comme une idole et n'hésite pas a proclamer que «nous devons nous méfier de l'intelligence et de la conscience, et mettre toute notre foi dans les instincts» Enfin, il se trouve qu'un grand nombre de juifs allemands occupent des positions clés dans le domaine de l'économie, de la finance, des arts, des sciences, de la littérature: Hitler, peintre manqué, architecte raté, reporta sur les juifs sa propre rancœur et sa jalousie de frustré
Ce germe d'intolérance, tombant sur un terrain déjà propice, s'y enracine avec une incroyable vigueur, mais sous des formes nouvelles L'antisémitisme de type fasciste, celui que réveille chez le peuple allemand le verbe propagandiste de Hitler, cet antisémitisme est plus barbare que tous ceux qui ont précédé on y voit converger des doctrines biologiques artificieusement déformées, selon lesquelles les races faibles doivent plier devant les races fortes, d'absurdes croyances populaires que le bon sens avait depuis des siècles reléguées dans l'obscurantisme, une propagande de tous les instants On en arrive alors à des extrémités sans précédent Le judaïsme n'est plus une religion dont on peut changer en se faisant baptiser, ni une tradition culturelle que l'on peut laisser pour une autre c'est une sous-espèce humaine, une race différente et inférieure à toutes les autres Les juifs ne sont des êtres humains qu'en apparence: en réalité, ils sont quelque chose de différent, d'abominable et d'indéfinissable, «plus éloignes des Allemands que les singes des hommes», ils sont coupables de tout, du capitalisme rapace des Américains comme du bolchevisme soviétique, de la défaite de 1918 et de l'inflation de 1923; le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme sont de sataniques inventions juives qui menacent la solidité monolithique de l'Etat nazi Le passage de l'endoctrinement théorique à la réalisation pratique fut rapide et brutal En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir de Hitler, Dachau, le premier Lager, est déjà ne Au mois de mai de la même année a heu le premier autodafé de livres d'auteurs juifs ou ennemis du nazisme (mais déjà, plus de cent ans auparavant, Heine, poète juif allemand, avait écrit «Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes») En 1935, l 'antisémitisme est codifié par une législation monumentale et extrêmement minutieuse, les Lois de Nuremberg En 1938, en une seule nuit de troubles pilotés d'en haut, on incendie 191 synagogues et on met à sac des milliers de magasins appartenant à des juifs En 1939, alors que la Pologne vient d'être occupée, les juifs polonais sont enfermés dans des ghettos En 1940, on inaugure le Lager d'Auschwitz En 1941-1942, la machine exterminatrice tourne à plein régime les victimes se compteront par millions en 1944
C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes et enfants ') à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l'or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d'engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer.
Le moyen même qui fut choisi (après de minutieux essais) pour opérer le massacre, était hautement symbolique On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la desinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de haine et de mépris.
Chacun sait que l'œuvre d'extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu'ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable: les convois de victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front, avaient la priorité sur les trains militaires Si l'extermination ne fut pas portée à terme, c'est seulement parce que l'Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des Russes, s'achevait sur ces mots. «Avant tout, j'ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l'empoisonneuse de toutes les nations, la juivene internationale.»
En résumé, on peut donc affirmer que l'antisémitisme est un cas particulier de l'intolérance, que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux; que, sous le IIIe Reich, il s'est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la «diversité» spécifique du peuple juif, qu'il se répandit facilement dans toute l'Allemagne et dans une bonne partie de l'Europe grâce à l'efficacité de la propagande fasciste et nazie, qui avait besoin d'un bouc émissaire sur lequel faire retomber toutes les fautes et toutes les rancœurs; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque.
Cependant, je dois admettre que ces explications, qui sont celles communément admises, ne me satisfont pas: elles sont restrictives, sans mesure, sans proportion avec les événements qu'elles sont censées éclairer A relire les historiques du nazisme, depuis les troubles des débuts jusqu'aux convulsions finales, je n'arrive pas à me défaire de l'impression d'une atmosphère générale de folie incontrôlée qui me paraît unique dans l'histoire. Pour expliquer cette folie, cette espèce d'embardée collective, on postule habituellement la combinaison de plusieurs facteurs différents, qui se révèlent insuffisants dès qu'on les considère séparément, et dont le principal serait la personnalité même de Hitler, et les profonds rapports d'interaction qui le liaient au peuple allemand. Et il est certain que ses obsessions personnelles, sa capacité de haine, ses appels à la violence trouvaient une résonance prodigieuse dans la frustration du peuple allemand, qui les lui renvoyait multipliés, le confirmant dans la conviction délirante que c'était lui le Héros annoncé par Nietzsche, le Surhomme rédempteur de l'Allemagne