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L'origine de sa haine pour les juifs a fait couler beaucoup d'encre On a dit que Hitler reportait sur les juifs sa haine du genre humain tout entier, qu'il reconnaissait chez les juifs certains de ses propres défauts, et que, haïssant les juifs, c'était lui-même qu'il haïssait; que la violence de son aversion était due à la crainte d'avoir du «sang juif» dans les veines.

Mais encore une fois, cela ne me semble pas concluant On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en en attribuant toute la responsabilité à un seul individu (ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents '), et par ailleurs il est toujours hasardeux d'interpréter les motivations profondes d'un individu Les hypothèses avancées ne justifient les faits que dans une certaine mesure, ils en expliquent la qualité mais pas la quantité J'avoue que je préfère l'humilité avec laquelle quelques historiens, parmi les plus sérieux (Bullock, Schramm, Bracher), reconnaissent ne pas comprendre Pantisémitisme acharné de Hitler, et à sa suite de l'Allemagne

Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. En effet, «comprendre» la décision ou la conduite de quelqu'un, cela veut dire (et c'est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s'identifier à lui Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s'identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d'autres encore Cela nous éroute et nous réconforte en même temps, parce qu'il est peut-être souhaitable que ce qu'ils ont dit – et aussi, hélas, ce qu'ils ont fait – ne nous soit plus compréhensible Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt anti-humaines, sans précédents historiques, et qu'on pourrait à grand-peine comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l'existence Car si la guerre peut avoir un rapport avec ce genre de lutte, Auschwitz n'a rien à voir avec la guerre, elle n'en constitue pas une étape, elle n'en est pas une forme outrancière La guerre est une réalité terrible qui existe depuis toujours • elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre rationalité, nous la «comprenons»

Mais dans la haine nazie, il n'y a nen de rationnel c'est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère a l'homme, c'est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même Nous ne pouvons pas la comprendre, mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies les nôtres aussi

C'est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s'est produit Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu'ils parlaient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adores comme des dieux C'étaient des «chefs charismatiques», ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou a la justesse des propos qu ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, a leur éloquence, a leur faconde d'histrions, peut-être innée, peut être patiemment étudiée et mise au point Les idées qu'ils proclamaient n étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles, et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu'à leur mort par des milliers de fidèles Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zèles d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux nés, ce n'étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c'étaient des hommes quelconques Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux, ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Hoss, le commandant d'Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Trebhnka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viêt-nam

Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place Puisqu il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions nous de tous les prophètes, il vaut mieux renoncer aux ventes révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis Il vaut mieux se contenter d autres ventes plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l'on conquiert laboneusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées

Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer a tous les cas il se peut qu'un nouveau fascisme, avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importe, peut-être subrepticement et camoufle sous d'autres noms, ou qu'il se déchaîne de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au cœur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement

8 Que seriez vous aujourd hui si vous n'aviez pas été prisonmer dans un Lager? Qu'éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez cette période? A quels facteurs attribuez-vous le fait d'être encore en vie?

A proprement parler, je ne sais pas et ne peux pas savoir ce que je serais aujourd'hui si je n'avais pas été dans un Lager nul ne connaît son avenir, et il s'agirait en l'occurrence de décrire un avenir qui n'a pas existé S'il peut y avoir un sens à risquer des prévisions (toujours très approximatives d ailleurs) sur le comportement d'une population, il est en revanche extrêmement difficile, sinon impossible, de prévoir le comportement d'un individu, fût-ce à quelques jours de distance De la même façon, le physicien peut évaluer avec une grande précision en combien de temps un gramme de radium perdra la moitié de son activité, mais il est absolument incapable de dire à quel moment un seul des atomes de ce radium se désintégrera Si un homme arnve au croisement de deux rues et ne prend pas celle de gauche, il prendra nécessairement celle de droite, mais il est très rare que nous n'ayons à choisir qu'entre deux possibilités, et de plus chaque choix en entraîne d'autres, tous multiples, et ainsi de suite à l'infini, enfin, notre avenir dépend aussi fortement de facteurs externes, totalement étrangers à nos choix délibères, et de facteurs internes dont toutefois nous ne sommes pas conscients Toutes ces raisons évidentes font qu'on ne peut connaître ni son propre avenir ni celui des autres, et c'est pour les mêmes raisons que personne ne peut imaginer son passé «au conditionnel»

Je puis cependant affirmer une chose, c'est que si je n'avais pas vécu l'épisode d'Auschwitz, je n'aurais probablement jamais écrit Je n'aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire j'avais été un élève médiocre en italien et mauvais en histoire, je m'intéressais beaucoup plus a la physique et à la chimie et j avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n'avait rien de commun avec le monde de l'écriture Ce fut l'expenence du Lager qui m'obligea a ecnre je n'ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ndicules, j'ai trouve miraculeusement le temps d'écrire sans avoir à empiéter ne fût ce que d'une heure sur mon travail quotidien ce livre – c'était l'impression que j'avais – était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu'à sortir et à prendre place sur le papier