Bien des années ont passe depuis, ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s'est curieusement interpose, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passe d'Auschwitz J'hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu'il m'arnve aujourd'hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible Au contraire à ma brève et tragique expérience de déporté s est superposée celle d'écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif; au total, ce passé m'a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrùck, assure que le camp a été son université: je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu'en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j'ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.
Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l'ensemble des déportés italiens, par exemple, il n'y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. Les facteurs préexistants, comme mon entraînement à la vie de montagne et mon métier de chimiste qui m'a valu quelques privilèges dans les derniers mois de détention, n'ont joué que dans une faible mesure. Peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l'âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c'était là l'objectif de beaucoup d'entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c'est la volonté que j'ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres, de toujours voir, en mes camarades et en moi-même, des hommes et non des choses, et 'éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel.
Primo LEVI
Novembre 1976.
[1] Giustizia e Libertà (Justice et Liberté): organisation antifasciste qui joua un rôle important, tant dans la lutte pour la libération de l'Italie que durant les premières années de l'après-guerre où elle devint un parti politique. (Toutes les notes, sauf une qui est de l'auteur et signalée comme telle, sont du traducteur.)
[2] Dante, la Divine Comédie , Enfer, ch. III. (Toutes les citations de Dante sont empruntées à la traduction d'Henri Longnon, publiée dans les Classiques Garmer.)
[3] En français dans le texte original, comme le sont également les autres phrases et les autres mots qui figurent en italique dans ce récit
[4] Dante, la Divine Comédie , Enfer, en XXI Le Saint Voult était un antique crucifix byzantin qu'on vénérait a Lucques en Toscane, et qu'on y montrait en procession Quant au Serque – en italien il Serchw -, c'est une rivière proche de Lucques dans les eaux de laquelle les habitants de cette ville avaient coutume de se baigner Ce que laissent entendre les deux vers cités ci-dessus, et hurlés par les démons à l'intention d un damné lucquois, c'est que c'en est bien fini pour lui de sa vie d'autrefois Il est clair que cela vaut également pour les déportes du Lager.
[5] «Muselmann»: c'est ainsi que les anciens du camp surnommaient, j'ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection. (N.d.A.)
[6] Contrappasso: dans la version française d'Henri Longnon, le terme est traduit par «loi du talion»; il désigne exactement la norme selon laquelle, dans VEnfer, la qualité de la peine infligée est établie par analogie avec la forme de la faute commise. Au chant XXVlil, par exemple, le poète Bertran de Bornh, qui avait semé la discorde entre un père et son fils, déambule tenant à la main sa propre tête séparée du corps.
[7] L'auteur-protagoniste cite de mémoire et s'éloigne donc parfois légèrement du texte original.
[8] Le plus haut dard de cette flamme antique En murmurant commença de vibrer, Comme un flambeau que tourmente le vent, Puis çà et là en agitant sa crête. Comme s'il fût la langue qui parlait, il émit au-dehors une voix et nous dit: «Quand…»
[9] Avant qu'Énée ainsi ne l'eût nommée.
[10]… la pitié De mon vieux père, ou cet amour juré Qui devait réjouir le cœur de Pénélope.
[11]… Mais je repris la mer, la haute mer ouverte.
[12] «MISI me»: littéralement, «je me mis moi-même», la tournure grammaticale soulignant l'intervention de la volonté, comme l'indique le commentaire qui suit.
[13]… avec cette poignée D'amis qui ne m'avaient jamais abandonné.
[14]… Afin que nul n'osât se hasarder plus loin.
[15] Considérez quelle est votre origine: Vous n'avez pas été faits pour vivre comme brutes. Mais pour ensuivre et science et vertu.
[16] J'avais si fort excité mes amis…
[17] La face de la lune avait reçu le jour.
[18] Quand se montra, bleui par la distance, Un sommet isolé qui me parut plus haut Qu'aucun des monts que j'avais jamais vus.
[19]… De la terre des pleurs un grand vent s'éleva…
[20] Par trois fois dans sa masse elle la fit tourner: Mais à la quarte fois, la poupe se dressa Et l'avant s'abîma, comme il plut à quelqu'un…
[21] Jusqu'à tant que la mer tût sur nous refermée.
[22] Chimiste et écrivain
[23] Editions du Seuil
[24] Albin Michel