Выбрать главу

Les Blocks ordinaires d'habitation comprennent deux pièces, la première, le Tagesraum, ou vivent le chef de baraque et ses amis on y trouve une longue table, des chaises et des bancs, et toutes sortes d'objets de couleurs vives dissémines un peu partout, photographies, illustrations découpées dans des revues, dessins, fleurs artificielles, bibelots, sur les parois, des inscriptions en grosses lettres, des proverbes, des poèmes de quatre sous a la gloire de l'ordre, de la discipline et de l'hygiène, dans un coin, une vitrine contenant les instruments du Blockfnsor (le barbier du Block), les louches pour la distribution de la soupe et deux matraques en caoutchouc, l'une creuse et l'autre pleine, pour le maintien de la discipline L'autre pièce est le dortoir, il contient cent quarante-huit couchettes disposées sur trois niveaux et divisées par trois couloirs, et aussi serrées que les alvéoles d'une ruche, de manière a utiliser la totalité du volume disponible, jus qu'au plafond, c'est la que vivent les Haftlinge ordinaires, a raison de deux cents a deux cent cinquante par baraque, soit deux hommes dans la plupart des couchettes, qui sont des bat-flanc mobiles pourvus chacun d'une mince paillasse et de deux couvertures Les couloirs de dégagement sont si étroits que deux personnes ont du mal à y passer de front, et la surface de plancher si réduite que tous les occupants d'un même Block ne peuvent y tenir ensemble que si la moitié d'entre eux sont allonges sur les couchettes D'où l'interdiction de pénétrer dans un Block dont on ne fait pas partie

Le centre du Lager est occupé par l'immense place de l'Appel C'est là qu'a lieu le rassemblement, le matin pour former les équipes de travail, le soir pour nous compter En face de la place de l'Appel se trouve une pelouse soigneusement tondue, ou l'on dresse la potence en cas de besoin

Nous avons vite appris que les occupants du Lager se répartissent en trois catégories les prisonniers de Droit commun, les prisonniers politiques et les juifs Tous sont vêtus de l'uniforme raye, tous sont Haftlinge, mais les Droit commun portent a côté du numéro, cousu sur leur veste, un triangle vert, les politiques un triangle rouge, les juifs, qui sont la grande majorité, portent l'étoile juive, rouge et jaune Quant aux SS, il y en a, mais pas beaucoup, ils n'habitent pas dans le camp et on ne les voit que rarement Nos véritables maîtres, ce sont les triangles verts qui peuvent faire de nous ce qu'ils veulent, et puis tous ceux des deux autres catégories qui acceptent de les seconder, et ils sont légion

Mais il y a bien d'autres choses encore que nous avons apprises, plus ou moins rapidement selon le caractère de chacun, a répondre «Jawohl», a ne jamais poser de questions, a toujours donner l'impression qu'on a compris Nous avons appris la valeur de la nourriture, nous aussi maintenant nous raclons soigneusement le fond de notre gamelle de soupe, et nous la tenons sous notre menton quand nous mangeons notre pain, pour ne pas en perdre une miette A présent nous savons nous aussi qu'il y a une belle différence entre une louche de soupe prise sur le dessus de la marmite et une prise au fond, et nous sommes déjà en mesure de calculer, en fonction de la contenance des différents récipients, quelle est la meilleure place à prendre dans la queue

Nous avons appris que tout sert: le fil de fer pour attacher les chaussures; les chiffons pour en faire des chaussettes russes, le papier pour en rembourrer (clandestinement) nos vestes et nous protéger du froid Nous avons appris du même coup que tout peut nous être volé, ou plutôt que tout est automatiquement volé au moindre instant d'inattention; et pour nous prémunir contre ce fléau, nous avons dû apprendre à dormir la tête sur un paquet fait de notre veste et contenant tout notre avoir, de la gamelle aux chaussures.

Nous connaissons déjà en grande partie le règlement du camp, qui est incroyablement compliqué, les interdictions sont innombrables • interdiction de s'approcher à plus de deux mètres des barbelés, de dormir avec sa veste, ou sans caleçons, ou le calot sur la tête, d'entrer dans les lavabos ou les latrines «nur fur Kapos» ou «nur fur Reichsdeutsche», de ne pas aller à la douche les jours prescrits, et d'y aller les jours qui ne le sont pas, de sortir de la baraque la veste déboutonnée ou le col relevé; de mettre du papier ou de la paille sous ses habits pour se défendre du froid; de se laver autrement que torse nu

Les rites à accomplir sont infinis et insensés: tous les matins, il faut faire son «ht» de manière qu'il soit parfaitement lisse et plat; il faut astiquer ses sabots boueux et répugnants avec de la graisse de machine réservée à cet usage, racler les taches de boue de ses habits (les taches de peinture, de gras et de rouille sont admises); le soir, il faut passer au contrôle des poux et au contrôle du lavage de pieds; le samedi, il faut se faire raser la barbe et les cheveux, raccommoder ou faire raccommoder ses hardes; le dimanche, c'est le contrôle général de la gale et le contrôle des boutons de veste, qui doivent correspondre au nombre réglementaire: cinq.

Sans compter les innombrables circonstances, însignifiantes en elles-mêmes, qui deviennent ici de véritables problèmes. Quand les ongles poussent, il faut les couper, et nous ne pouvons le faire qu'avec les dents (pour les ongles des pieds, le frottement des souliers suffit), si on perd un bouton, il faut savoir le faire tenir avec un fil de fer; si on va aux latrines ou aux lavabos, il faut emporter avec soi tout son attirail sans le lâcher un seul instant, quitte à tenir ses habits roulés en boule et serrés entre les genoux pendant qu'on se lave la figure sinon, ils disparaissent à la minute Si un soulier fait mal, il faut se présenter le soir à la cérémonie de l'échange des chaussures; c'est le moment ou jamais de montrer son adresse: au milieu d'une effroyable cohue, il faut savoir repérer au premier coup d'oeil non pas la bonne paire, mais le bon soulier, car une fois le choix fait, il n'est plus possible d'en changer.

Et que l'on n'aille pas croire que dans la vie du Lager, les souliers constituent un facteur négligeable La mort commence par les souliers. ils se sont révélés être pour la plupart d'entre nous de véritables instruments de torture qui provoquaient au bout de quelques heures de marche des plaies douloureuses destinées à s'infecter Celui qui a mal aux pieds est oblige de marcher comme s'il traînait un boulet (d'où l'allure bizarre de l'armée de larves qui rentre chaque soir au pas militaire), il arrive bon dernier partout, et partout reçoit des coups; il ne peut pas courir si on le poursuit; ses pieds enflent, et plus ils enflent, plus le frottement contre le bois et la toile du soulier devient insupportable. Alors il ne lui reste plus que l'hôpital mais il est extrêmement dangereux d'entrer à l'hôpital avec le diagnostic de «dicke Fusse» (pieds enflés), car personne n'ignore, et les SS moins que quiconque, que c'est un mal dont on ne guérit pas