— Tant mieux. Où allons-nous ?
— A Conflans-Sainte-Honorine, tu connais ?
— J’y ai passé des vacances charmantes il y a quelques années, murmure l’Extatique.
CHAPITRE V
Sur mon chaland, sautant d’un quai, l’amour peut-être s’est embarquait[3]…
Ça se chantait, dans les jadis. Mme Lys Gauty, je crois savoir. Une très brune avec des yeux verts sur les affiches. Le nonchalant qui passe…
Pour t’amener Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie. C’est là que la paix niche, déclare volontiers Bérurier qui raffole des jeux de mots quand ils sont de lui et, de ce fait, peut les comprendre. Les péniches y sont groupées en essaims noirs. On entend causer cette superbe maladie des cordes vocales qui se nomme le flamand usuel (à ne pas confondre avec le flamant rose). Du Simenon de la grande époque Fayard ! Des gueules roussâtres glandouillent sur les quais, Van Gogh déguisés en mariniers, et usant les temps morts à enfiler des moules marinières. Viendront bientôt de blonds enfants du plat-pays qui courront sur les ponts où sèchent de braves lingeries.
Il est minuit, comme chez le docteur Machin qui soignait les lépreux en leur jouant de l’orgue.
— Où allons-nous ? s’informe le pilote de formulaires.
— Chez un certain Yuri Fépaloff, réponds-je.
— Tu as son adresse ?
— Nous allons la demander.
— A qui, grands dieux, tout est fermé !
— Trouvons une cabine téléphonique publique et commençons par consulter l’annuaire.
L’Epave se met à circuler sur le quai. Justement, on avise la loupiote d’un poste téléphonique dans des lointains propices. La vie reste imperturbable, c’est ce qui assure sa force. Un peu de son charme aussi et, en tout cas, sa morosité implacable.
L’Antonio que je suis fonce à la conquête de l’annuaire. Une cohorte de turbulés de l’entraille ont arraché les pages de « A », de « B », de « C », de « D », plus une partie des « E » pour se torcher l’oigne. Je me jette sur les « F ». Tu peux me faire jouer « In the Bab’ », car je ne trouve pas le moindre Fépaloff.
Pinuche est descendu de son prototype et rallume son mégot. La flamme du briquet ressemble à celle qui couronne un derrick. Quel est le con qui vient d’exclamer « fais derrick d’art » ?
— Rien ? suçote le Brumeux en tétant éperdument son clope pour le faire clopiner.
— Rien.
Le Cloporte hoche la tête. Le silence est troublé par le clapotis de l’eau contre le flanc des bateaux. Il y a aussi de longs grincements dus au frottement des coques chahutées par le vent de la noye.
— Téléphone à un docteur, conseille le père Flanelle ; c’est le genre de personne qui a l’habitude d’être réveillé en pleine nuit et qui connaît bien la population.
— Les pages de « D » de cet annuaire servent d’oriflammes à des colombins, objecté-je.
— Restent les pages de « M », non ? Cherche à « Médecins ».
Toujours cette solide logique pilnucienne…
Je parcours donc la liste copieuse des « M ». Il y a pas mal de toubibs dans le secteur. L’un d’eux se nomme Yuri Fépaloff. Ma vie est un roman.
Une grande maison neuve, à un étage, toit plat, terrasse blanche, vitrée, stores à manivelle, pelouse, arbres décoratifs. C’est encore neuf, clinical d’aspect. Un garage indépendant capable d’héberger plusieurs voitures prolonge la construction. Tu t’en fous mais je t’y dis quand même, pas te négliger, que tu rentres bien dans le coup, avec les éléments au costume[4].
Sous le porche, une fausse lanterne de fiacre répand une lumière blafarde, éclairant la grande plaque de cuivre du médecin. « Docteur Yuri Fépaloff. Ancien Interne des Hôpitaux de Paris. Voies Urinaires. » Les voies urinaires sont les moins navigables, contrairement à celles de la providence. Gaillardement, je sonne.
A l’intérieur, une meute de clébards se met à entonner l’air du Hot dog. Le docteur Fépaloff est bien gardé. Tu vas me dire que les temps sont périlleux et qu’il est héroïque de vivre à notre époque. Moi je sais des gens qui ont fait une demande pour vivre en 1908, quitte à être morts maintenant, tellement qu’ils en ont class d’être cambriolés et agressés à longueur de temps ! Le ministère du Temps-qui-passe leur a fait savoir que leur requête serait prise en considération, mais qu’il y avait une liste d’attente longue comme les queues de Gérard Oury.
Donc, une paire de chiens vocifèrent. Peut-être même sont-ils plus nombreux : un bouzin pareil, tu penses !
Une voix sèche et féminine demande par la grille d’un parlophone encastré dans le chambranle :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police, réponds-je, nous avons besoin de parler d’urgence au docteur Fépaloff.
— Le docteur est en voyage.
— En ce cas nous souhaitons nous entretenir avec sa femme.
— Le docteur Fépaloff est célibataire.
— Alors avec sa maîtresse, ou son amant, voire avec sa femme de ménage ! m’emporté-je (mais je me dépose à deux pas de là).
— Si vous insistez, j’appelle la police ! annonce la voix.
— Nous sommes de la police, appelez, appelez, cela constituera des renforts.
— Vous n’avez pas qualité pour venir chez les gens en pleine nuit !
— Ça c’est vrai, ça, merdenis-je. Nous attendrons donc le lever du jour, ce qui constitue l’heure légale.
— Que voulez-vous ? insiste la voix.
— Un entretien, je vous l’ai déjà dit. Si vous avez des doutes quant à nos qualités, nous vous passerons nos cartes sous la porte et vous pourrez téléphoner au Quai des Orfèvres pour avoir confirmation de leur réalité.
La voix ne moufte plus. Les chiens continuent d’aboyer, et la caravane de passer.
Je suis marri, comme Aubin.
Je comptais ferme sur cette rencontre avec le frangin du chauffeur moscovite. La chance semblait me sourire avec ce gag de l’annuaire. Et puis tu vois, c’était pour mieux me biter, mon enfant !
Le grésillement du parlophone a cessé, indiquant que le contact est rompu.
— Que faisons-nous ? demande le Plumeau sans plumes.
— Ce que je viens de dire : nous allons attendre le jour.
— Ici ?
— Dans ta voiture si confortable.
— Mais puisque ton toubib est absent ?
— Tu me connais, César ? Quand j’ai le nez qui remue, ça signifie que je dois faire gaffe. Fie-toi à mes impulsions, elles sont aimantées.
Nous regagnons sa Juvaquatre bleue, si pimpante.
— Installe-toi à l’arrière, tu seras mieux pour en concasser, Bout-d’homme !
Docile, il prend place sur la banquette indiquée, s’y love de son mieux après avoir remonté le col de son veston et abaissé les bords de son chapeau. Le mégot devenu ver luisant s’éteint entre ses lèvres. Un léger suintement régulier indique que l’Ancêtre a coupé le courant.
J’ai repris ma place passager et je contemple la grande maison sous la lune. Avec sa loupiote éclairée, sa forme géométrique, sa blancheur, tu la prendrais pour un dispensaire.
Je baisse la vitre de mon côté, car Pinuche dégage une odeur surette, la promiscuité aidant. J’ai l’impression d’être enfermé dans une penderie avec des hardes qui ont pissé depuis peu de temps.
Chez Fépaloff, les clebs se sont tus. Malgré l’heure de plus en plus avancée pour son âge, j’ai de moins en moins sommeil. Cet après-midi, je me trouvais à Moscou. Et il y a eu tout ce bordel à cul, comme dit le prince d’Edimbourg, à moins que ce ne soit le roi Baudoin, je me rappelle jamais. Maman « invitée » à Moscou, moi marié à la merveilleuse Katerina…
4
San-Antonio a sans doute voulu écrire « les éléments au complet », mais hélas il écrit trop vite.