Bing ! fait un clocher voisin.
La demi pression de minuit ? L’un de une heure ? J’ai la flemme de réclamer son arbitrage à ma montre.
Voilà que Pinuche produit des bruits bizarres en roupillant. Tu dirais un crotale qui appelle un taxi. Cela ressemble à des sifflements très brefs, et très impératifs. D’ailleurs ce mode grammatical (l’impératif) est de plus en plus employé, j’ai remarqué. Demain, dernier délai pour souscrire à l’emprunt ! Tiers provisionnel, jusqu’à minuit, sinon ! Tout à lavement : fais ça ! fais pas ça ! debout ! couché ! parle ! tais-toi ! mange ! chie ! vote ! tire la chasse !
Je siffle comme on m’a recommandé de le faire lorsque je souhaite rendre un ronfleur silencieux.
Mais ouichtre !
Et puis d’abord, ce bruit est produit à l’extérieur.
Imitant dame belette, je mets le nez à la fenêtre. Cette fois, le crotale devient au moins mangouste, car les sons qui me parviennent sont nettement issus d’un mammifère.
Abandonnant mon siège je me dirige dans leur direction. J’aperçois alors une forme à la fenêtre d’un pavillon de meulière, en face du dispensaire.
Il s’agit d’un homme en robe des champs, qui à présent m’adresse des gestes.
Je vais jusqu’à sa rive.
Savoir si sa maison coule ou s’il a peur des rats.
La clarté lunaire me permet d’admirer un citoyen d’une cinquantaine d’années, ascétique, au nez crochu, au regard broussailleux, qui enveloppe sa maigreur dans une veste d’intérieur trop grande pour lui, achetée en sous-main au général Dourakine.
— Vous avez besoin de quelque chose ? je lui questionne.
— Vous êtes de la police, ai-je cru entendre ? riposte-t-il.
Le ton est acerbe (il croate).
— En effet, pourquoi ?
— On ne va pas se raconter notre vie par la fenêtre, entrez donc. Vous passez par le jardinet.
Je me rends à l’extrémité du pavillon et pousse la grille d’accès. Un bout d’allée, trois marches extraminces, une porte vitrée dont la partie supérieure est protégée par du fer forgé tarabiscoté. J’aperçois une plaque émaillée décorée d’un bouquet de violettes. Dessus, il est écrit en anglais à poils : « Alex Libris, professeur de psychologie négative ». Cette dernière partie de l’information me cause quelque perplexité, mais l’insomniaque vient m’ouvrir, écartant du pied et de la voix une ribambelle de chats qui voulaient profiter de l’occase pour noctambuler dans le quartier.
Des odeurs atroces agressent mes chères narines. Va falloir respirer avec la bouche. Soit, je ne suis pas sectaire.
Mon hôte ouvre une seconde porte et m’invite à pénétrer dans une pièce en comparaison de laquelle, le grenier des archives d’un ministère ressemblerait à la salle de relaxation d’un aérium. Il y a des livres du genre grimoires empilés du plancher au grenier. Des tables, une chiée de tables, des hautes, des basses, des larges, des étroites encombrent tout l’espace. Elles supportent des dossiers ravagés qu’un souffle de mouche pourrait faire s’écrouler d’une seconde à l’autre.
Le bonhomme Libris furète dans cet univers bordélique qui pue le papier fané et la pisse de chat, finit par dénicher deux chaises, elles aussi garnies de paperasseries, les en débarrasse pour que nous puissions déposer nos deux culs sur leur paille détressée, donc en détresse.
— Vous venez à cause du toubib d’en face, hein ?
— Fectivement.
Une lueur charognarde change son regard en bave d’escarguinche.
— Faut tout y tuer ! déclare Alix Libris.
« Merde, songé-je : un jobastre ! Enfin, je suis aussi bien ici que dans la Juva du Débris. »
— De qui parlez-vous, monsieur Libris ? je demande.
— D’eux ! répond-il brièvement.
— Qui ça, eux ?
— Les autres !
— Quels autres ?
Un air de stupéfaction et de mépris mêlés, avec un zest de fiel et deux sarcasmes battus en neige, imprègne ce visage malveillant, torturé par une réprobation endémique.
— Quels autres ? Vous êtes bon, vous ! Les gens ! le prochain, comme on dit dans les livres de morale. Le prochain ! Vous vous sentez le prochain de quelqu’un, vous ? Vous en trouvez, des prochains autour de vous ? Foutaise ! Abus de confiance. On enseigne à la jeunesse la passivité. On la prépare à toutes les formes de sodomie, il faut réagir. Je réagis. Par mes cours, je parviens à semer la bonne parole. Je fais des adeptes.
— Qu’enseignez-vous, monsieur Libris ?
Un rictus pour film d’épouvante (tu sais, quand le docteur fou qui a la gueule toute verte s’apprête à administrer du cyanure à l’héroïne, ou à la tronçonner avec son bistouri électronique) contracte sa bouche sans lèvres.
— Ce que j’enseigne ? Ce que j’enseigne, mon bon monsieur ? Mais la haine ! Je suis à ma connaissance le seul professeur de haine exerçant en France. La haine de « A » à « Z ». La haine en vingt leçons.
— Vocation ?
— Congénitale. Je suis né haineux. Je hais sans retour. Je hais d’instinct, profondément, avec âme. Sans âme, pas de vraie haine.
— Et qui haïssez-vous, professeur ?
Il me regarde et, détachant chaque syllabe, déclare :
— Tout-le-mon-de ! Je hais les gros parce qu’ils sont gros, les maigres parce qu’ils sont maigres, les nègres parce qu’ils sont noirs, les Anglais parce qu’ils sont britanniques, les catholiques parce qu’ils sont chrétiens, les vivants parce qu’ils vivent ; les morts parce qu’ils ne sont plus. Je hais la terre entière et le cosmos jusqu’à son infini le plus perdu. J’ai l’amour de la haine, comprenez-vous ? Il me survolte. J’existe pour haïr. Je jouis de haïr. Il m’arrive parfois, à bout de haine, de prier Dieu pour qu’Il en déverse davantage en moi, de la plus fraîche, de la plus ardente, de la plus impétueuse. Je Lui dis : « Bougre de Seigneur, amène-m’en encore ! Que je puisse Te blasphémer jusqu’à la mourance ! Renouvelle mon stock, si Tu n’es pas un lâche ! » Et Dieu, dans Sa sotte bonté infinie, recharge ma batterie. Pas décourageable, l’apôtre ! C’est quelque chose, Dieu ! Vous savez Son truc ? La manière dont Il nous bite, en fin de compte ? Il pardonne ! Tout ! C’est de la triche, mon cher. On ne peut rien contre. RIEN ! Les pires avanies, les invectives les plus salées, Le voilà qui sourit ! Je vous jure ! Il sourit et pardonne. Il pardonne d’avance ! Il est savonneux ! Oint de l’huile de l’absolution. On devrait Le disqualifier. Mais ouichtre : on se laisse tout faire, tout offrir, tout pardonner.
Il se tait. Une laide roseur marque ses pommettes de deux taches rondes, pareilles à celles qu’on voit sur les poupées russes.
— C’est passionnant, dis-je.
— Vous devriez suivre mes cours, assure Libris ; déjà, flic, ça dénote des dispositions. Un aimable, un gentil n’entre pas dans la police. Votre sol est prêt à recevoir le bon grain, mon vieux, pensez-y, de grâce !
— Et votre cycle se déroule de quelle manière ?
— Il se divise en chapitres fondamentaux. Etape par étape, nous progressons vers la lumière de la haine absolue. Première partie : l’indifférence. Avant tout, arracher tout ce qui est mauvaise herbe : compassion, générosité, attendrissement, etc. Seconde partie : la moquerie. Le tournant de mon enseignement. Apprendre à se gausser des autres, à ne voir chez eux que leurs travers, leurs mesquineries, leurs marottes ridicules ; de là nous passons à la troisième partie : la hargne. Développer le don de rebuffade, de la repartie cinglante, de la marque de mépris. Alors là, croyez-moi, je me régale. C’est dans cette discipline que vous savez si votre élève est capable ou non de décrocher son diplôme de fins d’études. Quatrième partie : l’exécration. Prélude à la noble haine. Vous vous mettez à détester parce que les autres, que vous voyez dorénavant sous un nouvel éclairage, vous insupportent. Le phénomène de rejet s’opère. Vous apercevez le flamboiement final. La haine, sobre, intense, irréversible est proche, qui vous attend, océan de lumière froide où vous vous ébattrez voluptueusement. Oh ! oui, oui, faites-vous inscrire, je vous ferai des prix. Je peux me rendre à domicile, je ne facture que mes frais d’essence. Et quand j’arrive chez mon élève, les affres des encombrements ont posé ma haine sur orbite. Alors, je me dépasse, mon ami, mes cours touchent au sublime. Haïssons ! haïssons ! Là est la vérité ; la fraternité réelle. Frères de haine, c’est beau, mais c’est beau, si vous saviez !…