Un silence nécessaire succède à son discours.
Je branle tu sais quoi ? Le chef !
— Je suis fort tenté par cette proposition, monsieur Libris, d’autant plus que j’arrive à une période de ma vie où je mesure pleinement la merderie de mes contemporains, ces puants va-de-la-gueule, ces sordides, ces mesquins, ces sous-minus, ces crachats grouillant de bacilles, ces scrofuleux de l’âme, ces…
— Bravo ! Oui, oui, continuez ! encourage Alex Libris. Merveilleux, vous êtes doué. Vous deviendrez mon prodige, le major de votre promotion ! Vous ne pouvez rater votre diplôme avec une mentalité pareille jointe à une telle fougue.
« Oh ! mon bien venu, mon flic ! Je crois que je vous aimerais si je ne vous haïssais tellement ! »
— Merci, monsieur le professeur. Maintenant que nous avons fait à peu près connaissance, dites-moi pour quelle raison vous m’avez hélé depuis votre fenêtre ?
Il se suce la langue, se lèche les perspectives.
— Pour vous apprendre des choses qui peuvent faire chier des gens ! déclare le cher homme. C’est irremplaçable. On ne doit jamais laisser passer un fait susceptible de causer quelque préjudice à autrui. Nuire coûte que coûte, telle est ma devise, l’ami.
— Elle est noble, dis-je en ponctuant d’un bruit comme lorsque tu gobes une belon triple zéro, ce qui est aussi le bruit divin de « la lèche ». Parlez, professeur, parlez, je ferai le reste.
— Il faudra que ce soit saignant !
— Ce le sera, promets-je, loin de me douter que… mais n’anticipons pas.
— Parole de fumier ?
— Parole d’ordure.
— Parfait. Eh bien, voici…
Et il me narre les faits que je porte à ta connaissance ci-dessous, après avoir édulcoré, car son texte était truffé de malveillances cruelles capables de troubler la limpidité du récit.
Hier soir, vers les dix-huit heures de relevée, une automobile noire de marque Audi, immatriculée dans le coquet département de la Seine, est arrivée chez le docteur Fépaloff, lequel était parti faire ses visites. L’auto et ses trois occupants sont entrés dans le garage dont la porte était ouverte d’un côté, car il s’agit d’une fermeture à enroulement horizontal.
M. Alex Libris passe son temps libre à sa fenêtre pour surveiller le quartier. Cette observation assidue est riche d’enseignement et lui permet d’adresser ses lettres anonymes à bon escient. Ayant vu l’automobile mentionnée pénétrer dans le garage, il a été fort surpris de ne pas en voir sortir ses occupants. Une heure quarante-cinq plus tard, le docteur est rentré au volant de sa Renault 5 CV baptisée « Le Car ». Il a pénétré à son tour dans le garage. Un certain laps de temps s’est écoulé, après quoi l’Audi est partie, emmenant les trois personnages entr’aperçus, plus le docteur Fépaloff.
Bien joué.
— Description de ces hommes, je vous prie, professeur ?
Il a une abominable grimace.
— Hélas, je n’ai guère eu le loisir de les voir. Ce qui m’a toutefois frappé, c’est une impression d’ensemble. Il m’a semblé qu’ils étaient étrangers et qu’ils étaient tous trois semblables, autant par l’âge que par l’aspect. Celui qui occupait la place passager avant portait lunettes. Vous en dire davantage ce serait pénétrer dans l’imaginaire.
— Le numéro d’immatriculation ?
— Ces salopards l’avaient crépi de boue, intentionnellement puisque le reste du véhicule était propre. D’autre part, je suis affligé de myopie. Je n’ai distingué que le 75 final ; sinon vous pensez bien que j’aurais noté le numéro, voyons !
— Bien entendu, conviens-je avec empressement. Maintenant, parlez-moi du docteur Fépaloff, je vous prie.
— Sale gueule.
— C’est-à-dire ?
— Un Slave, quoi ! Presque chauve, les pommettes couperosées, les paupières lourdes.
— L’âge ?
— Une petite cinquantaine. Il traîne une patte, s’habille de façon négligée, jamais de cravate, affectionne les vêtements de toile, même quand ça n’est pas la saison d’en porter.
— Son existence ?
— Il vit avec une très belle fille beaucoup plus jeune que lui et qui passe son temps à lire. Elle sort peu, jamais sans le médecin. Ils ont deux chiens féroces qui découragent les représentants en produits médicaux ; des bergers allemands. La fille se prénomme Rina. Il lui fait l’amour violemment car elle gueule tout ce qu’elle sait en prenant son pied.
— Du personnel ?
— Une assistante de moins de vingt ans, avec des boutons plein le visage, la peau blême et le cheveu mal soigné. Elle vient le matin à 9 heures, repart à 16 heures.
— Personne d’autre ?
— Une femme de ménage deux fois par jour, une immonde négresse de merde, plus noire que l’encre de Chine et plus grosse qu’un éléphant de mer.
— Ils reçoivent beaucoup ?
— Pas très souvent, mais leurs invités sont nombreux. J’emploie le mot invités, en fait les visiteurs ressemblent plutôt à des conspirateurs.
— Pour quelle raison ?
— Parce que ce sont principalement des hommes et qu’ils arrivent séparément, sans tambour ni trompette. Ces réunions durent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Et savez-vous ce qu’ils font, mon cher flic ? Je vous le donne en mille.
— Donnez-le-moi en bloc, professeur.
— Ils regardent la télévision.
— Comment le savez-vous ?
— Mes fenêtres du premier étage permettent de plonger sur leur living. Certes, ils tirent les rideaux, mais il arrive que ceux-ci ne joignent pas très bien ; grâce à mes jumelles je peux voir une partie de la pièce. Le poste est placé devant la baie, ces gens s’assoient en demi-cercle et passent des heures les yeux fixés sur la lucarne de merde.
— Tard, dites-vous ?
— Parfois jusqu’à trois heures du matin, voire davantage.
— Les émissions de télé ne vont jamais au-delà de minuit, sauf cas exceptionnels. C’est donc des films en vidéo qu’ils regardent.
— Oui, probable.
— Peut-être des films pornos, émets-je. Ces projections sont-elles suivies de partouzes ?
— Non, répond à regret Alex Libris.
— Vous en êtes certain ?
— Vous n’avez pas encore compris que rien ne m’échappe ?
— C’était façon de parler. Un grand merci pour vos renseignements, monsieur le professeur ; si tout le monde se comportait comme vous, notre travail s’en trouverait simplifié.
— Tout le monde n’a pas la haine chevillée au corps, soupire l’excellent fumier. J’espère que vous allez « leur » mener la vie dure ?
— Comptez sur moi.
— Pas de quartier, jamais ! Sus ! Sus ! Qu’ils saignent ! Qu’ils crèvent ! Ah ! les voir gésir avec le ventre ouvert, les entrailles au vent, fumantes ; et les saupoudrer de piment de Cayenne fin moulu ! Et leur pisser dans la gueule, monsieur de la police ; leur arracher les yeux à la petite cuiller pour, ensuite, verser de l’acide chlorhydrique dans les trous ! Leur dire qu’ils sont cocus, que leur père n’est pas leur père, que leur mère était pute et pompait des balayeurs sénégalais. Les imposer encore plus, les brimer, les tenailler, les flageller au sang ! Seigneur, comme les lois sont scélérates, qui protègent et assistent cette racaille ! On devrait les déchiqueter et recevoir l’absolution. Que dis-je : être décoré, complimenté, promu ! Accoladé sur le front des troupes ! Oui, allez, allez sévir. Veinard qui en avez les moyens. Qui êtes payé pour faire chier le monde. J’aurais dû me faire poulet, moi aussi, ou contrôleur du fisc, douanier à la rigueur. Mettre en pièces leurs foutus bagages, ce que ça doit être savoureux ! Les fouiller jusqu’à l’anus ! Les retenir des heures sur le gril ! Pourquoi sont-ils si laxistes dans les douanes, les fous ? Rien à déclarer ? C’est bon, passez ! Passez ? Tiens, fume ! Non, on ne passe pas ! Verdun ! A poil ! Je leur administrerais des lavements pour m’assurer qu’ils n’ont pas avalé de lingots. Leur garcerie d’auto ? En pièces détachées, j’en ferais des puzzles ! Les hommes ne savent pas vivre. Heureusement qu’ils meurent !