— Si vous voulez aller dans la salle de bains, propose-t-elle, vous prenez ce petit couloir, c’est la porte de droite.
— Merci, je lui accepte.
J’y vais. Ça sent la moquette neuve et le parfum dans cette antichambre. Les couleurs sont pâles, l’ensemble élégant. J’ouvre la porte de droite, donne la lumière. Le docteur Fépaloff a vu grand. Il aime ses aises quand il se lave l’oignon. Tu pourrais transformer cette salle d’eau en salle à manger, tant tellement qu’elle est vaste. Revêtue en carreaux de Provence à l’ancienne, dans les tons pain brûlé ; les éléments sont en faïence saumon, les linges blanc et orange. Je me dis qu’on ne « soigne » pas suffisamment ses salles de bains. Ça reste l’endroit subalterne, pourtant si t’additionnes le temps que tu y passes dans une journée, tu t’aperçois que le site mérite qu’on le rende accueillant.
Je referme la porte après un coup d’œil découvreur. J’avise alors le plus gros pistolet que j’aie jamais rencontré au cours de ma vibrante carrière. Un engin, mon pauvre ami, qu’il te faudrait tenir à deux mains pour braquer quelqu’un. Mais le mec qui se trouve de l’autre côté doit avoir une sacrée force car il l’utilise d’une seule pogne, et sans sucrer. Pourtant, il ne s’agit pas d’un colosse. C’est un zig moyen, qui ferait plutôt gratte-papier, avec des épaules en bouteille de Coca-Cola, une tête minuscule affublée de lunettes. Il a un nez pointu et il est naturellement imberbe car il se laisse pousser les cheveux de chaque côté des oreilles pour s’en faire des favoris.
— Bonsoir, lui dis-je. Puis-je vous demander de quel calibre est cette arme ? Je n’en ai jamais vu de plus impressionnante, c’est le modèle qui vient tout de suite après le bazooka, n’est-ce pas ?
— Mettez vos mains sur la tête ! me répond-il.
C’est une marotte dans cette boutique, décidément !
Dans les cas difficiles, je fais appel à la résignation, aussi croisé-je mes dix doigts sur ce cher occiput, lequel protège l’une des plus vives intelligences de ces deux cents dernières années.
L’homme au nez pointu m’ordonne alors de me retourner. Dans la glace, je lui vois tirer de ses fringues une espèce de petit boîtier nickelé muni d’un cadran. Il le braque sur moi de sa main libre. Le boîtier produit un léger sifflement.
— Agenouillez-vous ! m’intime l’arquebusier.
Force m’est.
— Posez votre veston.
Je.
Il amène du pied mon vêtement jusqu’à lui, se déchausse d’un de ses mocassins et le palpe du pied.
Je suis tous ses faits et gestes dans la grande glace surplombant la baignoire. Il doit avoir les paturons préhensiles car il dégauchit mon propre pistolet, parvient à le dégager avec ses seuls orteils. Il a remisé son détecteur de fouille et s’empare de mon arme, la sienne lui suffit sans doute puisqu’il la dépose sur une console supportant des peignes et des brosses à cheveux.
— Mettez-vous dans la baignoire !
— Habillé ?
— Peu importe.
Il s’exprime d’une voix douce, lente, mais terriblement volontaire.
— Ecoutez, risqué-je. S’il s’agit de prendre un bain, je préférerais ôter au moins mon pantalon et mes souliers.
— Si vous voulez, mais restez à genoux.
— Quitter son froc à genoux n’est guère commode.
— En ce cas, gardez-le.
Tu veux que je dise ? Si un fantôme parlait, il aurait probablement cette voix-là. Une voix d’outre-tombe, sans la moindre chaleur humaine ; une voix fabriquée mécaniquement.
Je déboucle ma ceinture, fais jouer la fermeture Eclair (cher Eclair, que de cochonneries on a commises en ton nom !) de mon grimpant. Je me trémousse pour pouvoir le poser, tout en continuant de guigner mon tagoniste dans la grande glace. Le canon de son feu ne frémit pas. La vilaine gueule noire continue de béer à deux mètres de mon dos. Si le binoclard presse la détente, je vais avoir entre les omoplates un trou par lequel on pourra enfiler un gant de boxe.
Pour gamberger, je gamberge, tu t’en doutes. Je me dis que la petite Rina a dû alerter un pote à elle pendant qu’elle préparait le caoua. Ensuite elle a fait ce qui convenait pour me garder céans le temps que le gars se pointe. Il est entré par la porte de la cuisine, je présume. Quels sont ses desseins ? Me trucider ? Est-ce pour cela qu’il me demande de bivouaquer dans la baignoire ? En ce cas, me laisserait-il me déloquer ? Il irait au plus pressé. Alors pourquoi la baignoire ? Pour un interrogatoire ? Oui, je suis certain qu’on se dirige vers ce genre de cérémonies. La bonne vieille baignoire si indispensable aux gestapistes d’antan.
J’ai déjà ôté une jambe de pantalon. Je prends appui sur le genou gauche pour pouvoir dégager la jambe droite…
— En somme, qu’attendez-vous de moi ? demandé-je.
— Je vous le dirai dans un instant.
J’exagère les difficultés pour l’ôtage du bénouze. M’acagnardant au rebord de la baignoire, je saisis d’une main l’extrémité sud de mon futal, c’est-à-dire les revers. Je dois avoir l’air grotesque. Je tire sur les deux jambes à la fois. Ne rate pas la gagne, surtout, mon Antoine. Une pétoire pareille, ça rend frileux.
Allons-y !
Ce qui me sauvera toujours des pires mouscailles, c’est, évidemment, mon imaginance, mais aussi cette prodigieuse adresse qui me permet de jongler avec trente-deux verres de lampe à la fois sans en fêler un seul !
Usant de mon pantalon comme Zorro de son fouet, d’un geste sec, fort et précis, je flanque le côté ceinture sur le pistolet du nez pointu. C’est si prompt, si irrésistible que le mec est obligé de lâcher son arquebuse.
Alors là, tu verrais l’Antonio, ma sœur ! Se relever d’une détente et foudroyer le mecton d’un crochet au bouc. Il plonge vers moi, sonné. Je le rabroue d’une manchette au cou. Asphyxié, il tombe à genoux. Qu’il en profite pour prier son ange gardien, seulement, m’est avis que le préposé est rentré se pieuter sur son nuage. Je saute à pieds joints sur la poitrine de mon extourmenteur.
Il dit « vzzzzlffff », exhale un soupir pareil à celui des frères Montgolfier après leur prouesse ; pourtant, il continue d’en vouloir. Je lui en fournis encore : coups de saton dans les oreilles, puis dans les côtelettes. Qu’après quoi je l’empoigne à deux mains, le soulève pour le plonger dans la baignoire. Ne me reste plus qu’à lui passer les poucettes. Une boucle emprisonne son poignet droit, l’autre enserre la robinetterie.
Je remets posément mon pantaloche, ensuite mon veston, renquille mon feu, me recoiffe et m’offre le luxe d’un petit touché d’eau de toilette sur chaque joue. Sa grosse pétoire est si lourdingue que je renonce à me l’emparer. J’extrais les balles qui la gavent, puis j’ouvre le fenestron de la salle de bains et te boomerangue la seringue à travers la nuit, aussi loin que je le puis (en Velay). Je suppose qu’elle a atterri dans les végétaux car son impact d’arrivée ne produit aucun bruit.
Le gars a perdu ses besicles dans l’échauffourée. Obligeamment, je les lui ramasse et l’en rechausse.
— Je suis à vous dans un instant, que je lui fais. Auparavant, j’aimerais discutailler le bout de gras avec miss Rina.
Je retourne dans le living. La somptueuse s’est endormie dans un fauteuil en attendant que ça se tasse. Ce qui te prouve qu’elle a de la santé. Je m’approche d’elle, sans bruit.
— Hello, Fleur à miel, lui fais-je, rouvrez vos jolis yeux, on a encore des trucs à se dire…
Je m’incline sur son inertie profonde. Contrairement à ce que je viens de prétendre quelques lignes plus avant : non, elle n’a pas de santé. Elle n’en aura plus jamais car elle est morte. Il convient de vraiment se pencher sur elle pour découvrir cette longue aiguille d’acier à tête noire enfoncée dans sa poitrine et qui lui traverse probablement le cœur.