Alors là, je crie pouce. J’ai tenu bon jusqu’ici. J’ai encaissé sans broncher la disparition de Félicie, mon mariage bidon, et tout le bigntz qui a suivi ; mais c’en est trop.
Je me relève et regarde alentour. Que n’ai-je débuté par là ! Trois personnages en quête d’auteur de romans policiers sont rassemblés, silencieux, à peine visibles, mais si impressionnants, si redoutables que le plus constipé des constipés déféquerait en lance d’arrosage s’il les voyait. Des Jaunes. Japonais, si je me fie à ce que je sais de la morphologie des insulaires du pays du Soleil Levant (où il se couche néanmoins).
On les croirait prêts à exécuter un numéro de music-hall car ils portent tous trois le même training noir avec une giberne noire sur l’épaule. Deux d’entre eux tiennent des pistolets-mitrailleurs. L’autre a un brassard de toile au bras gauche sur lequel sont fixées des aiguilles à têtes noires, mouchetées d’un embout de plastique.
— Je dérange ? leur dis-je enfin. Vous étiez en pleine répétition ?
Tout en paradant, mais sans conviction profonde, j’élève mon âme jusqu’à la fenêtre du père Alex Libris. Fasse l’enfer que le professeur de haine soit fidèle au poste. Si c’est le cas, il aura assisté à l’assassinat de Rina et, qui sait, alerté mes collègues. A moins que sa méchanceté profonde ne l’incite à attendre la suite dont je vais faire partie.
Aucun des trois hommes n’a bronché. Celui qui possède les vilaines aiguilles me fixe de ses deux fentes. Il est gras comme un lutteur d’estampes. Cézigue doit, dirait Béru, bouffer comme un cancre, et pas du poisson cru, crois bien. Un moment copieux s’écoule. Je devine qu’il ne me faut rien tenter avec ces messieurs. Les deux mitrailleurs sont de mes part et d’autre, même Buffalo Bill ne pourrait les prendre de vitesse au jeu du « panpan tu tues ».
— A toutes fins utiles, je vais vous fournir mon identité, leur fais-je, de manière à ce que vous agissiez en connaissance de cause. Je suis le commissaire San-Antonio, de la police parisienne. Si vous me faites subir le sort de cette pauvre jeune femme, ce ne sera pas un crime plus grand vis-à-vis de Dieu, mais il est probable qu’il vous vaudra les foudres de mes collègues.
Le gros lard rance aux aiguilles me demande en anglais :
— Voulez-vous répéter ?
Je traduis volontiers, en ajoutant des détails qui font élégant dans le tableau. Franchement, j’ai été bien inspiré de leur révéler ma profession car ils se mettent à jacasser en nippon.
— D’où venez-vous ? me demande le gravos.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Avant d’entrer dans cette pièce, où étiez-vous ?
— Dans la salle de bains, où je neutralisais un vilain oiseau de nuit. Vous savez ce qu’est un guet-apens ?
Re-jacasseries. L’homme aux aiguilles sort de la pièce. Son absence n’a pas beaucoup d’urée. Il réapparaît deux minutes plus tard.
Je deviens alors lie-de-vin, ou lie de vide, car faut que je t’en casse une bonne, mon pote. J’ai compté tout à l’heure les aiguilles fichées dans son brassard. Il y en avait quatre. Or il n’en reste que trois !!! J’ai eu la menteuse trop longue. En parlant du nez pointu de la s.d.b. je lui ai coûté la vie.
Que c’est triste, Venise ! égosille mon gentil Charles, toujours fringant comme le pompier de Bonneuil.
Le gros Asiate retourne à sa case départ.
— Vous pouvez nous prouver que vous appartenez à la police ? demande-t-il.
— Je ne fais que cela dans cette maison, réponds-je, ma carte professionnelle est encore sur cette table basse.
Je vais la prendre. Ce que ça me gratte de dégainer et d’envoyer la soupe. Mais ce serait la lutte du pot de terre contre le pote à Defferre. Je m’en alignerais un, peut-être, seulement je serais seringué dans le dos, et ça fait tousser rouge.
Je prends ma carte, la porte au gros lard qui l’étudie de ses deux égratignures.
— Vous avez la clé des menottes ? il demande.
Et me tend la main.
Là, encore, un démon tentateur me chuchote d’en profiter pour faire prendre l’air à mon feu, et, partant, à ses tripes. Ça représenterait un joli tas fumant sur la belle moquette du pauvre toubib. Seulement, comme ma cervelle leur tiendrait compagnie, mon instinct de conversation me supplie de remettre mes fantasmes dans ma culotte où il y a déjà plein de monde chic.
La clé des poucettes est logée dans la minuscule poche ventrale fermant avec une pression que je me fais aménager par mon tailleur.
— Tenez, monsieur Suzuki.
Il tressaille.
— Pourquoi Suzuki ?
— Parce que pour les Français, tous les Japonais se nomment Suzuki, comme tous les Français se nomment Martin pour les Japonais, non ?
No réponse. Il n’a même pas un rictus.
Le voilà qui repart. Et les deux autres continuent de chiquer les statues avec leurs armes en main. In petto je me traite de lâche. Merde, ils ne sont plus que deux. J’en praline un, je fais un roulé-boulé pour esquiver la défouraillance de l’autre, et puis…
Et puis merde ! Non, décidément « je ne sens pas » ce coup de force. J’ai l’héroïsme contrôlé. Se forcer à l’exploit relève de la connerie pure et simple.
Le lutteur d’estampes rapplique avec mes menottes.
— Navré, monsieur le commissaire, je vais vous demander de vous asseoir par terre.
Un profond soulagement me passe sur l’âme comme une brise de printemps. Ils ne vont pas me buter. En m’épargnant, ils entendent prouver aux autorités françouaiouaiouaises qu’ils n’en ont pas après notre cher et grand pays. Effectivement, le gros Jap m’emprisonne les deux poignets, mais après avoir glissé la chaînette sous ma cuisse. Ma posture n’est pas tellement inconfortable, mais ridicule, ça oui, pas mal merci, et toi ? Me voici neutralisé complet. Ils ne m’ont même pas retiré mon pistolet.
L’un des mitrailleurs accroche son arme à un mousqueton de sa ceinture et quitte le living côté hall. Il réapparaît lesté de grandes valises de fer. Il en coltine deux à chaque main. Alors le tout gros, celui qui a la peau à ce point tendue que lorsqu’il ferme un de ses petits yeux il doit ouvrir le trou du cul, le petit gros, dis-je, se rend au meuble peint (contrairement à Denis, qui était pas peint 1647–1714) et l’ouvre en grand. Ces messieurs, avec diligence et précision, entreprennent de sortir des livres, puis les cassettes des livres et à empiler ces dernières dans les métalliques valises (je m’exprime en anglais si fréquemment). Ils procèdent rayon après rayon. Quand ils en ont terminé un, ils remettent les emboîtages en place, avant de passer à celui du dessous.
En les regardant s’activer, tu piges le « miracle japonouille ». Quelle prestesse ! Quelle ardeur dans l’activité ! Ils mettent à leur besogne un acharnement d’insectes. En deux coups les gros le meuble est vidé. Ils ont tiqué sur deux emboîtages vides. Le gros est allé à l’appareil vidéo et a récupéré Les Robinsons de l’Espace. Il s’obstine un bon moment à chercher la cassette que j’ai balancée sur la pelouse.
Comme tu le penses bien, il ne la trouve pas. Une nouvelle palabre a lieu entre les trois Jaunes. Ils fouillent la pièce, se rendent dans les chambres, en reviennent déconfits.
L’homme aux aiguilles s’approche de moi et je sens une grosse boule de poils au fond de mon gosier, celle qui résulte du brossage d’un chien en pleine mue, tu vois ?
— Quelles sont les raisons qui vous ont amené ici ? demande le Japonais.
— On nous a signalé que le docteur Fépaloff avait été enlevé en fin de journée, dis-je.
— Qui a fait cette déclaration ?
— Un passant. Nous avons téléphoné ici, mais la jeune femme a prétendu que le docteur était en voyage. Elle paraissait bizarre. En outre la D.S.T. s’intéressait à Yuri Fépaloff qu’elle soupçonnait d’être un agent soviétique établi en France. Une visite nocturne a alors été décidée. Ce n’est pas légal, certes, mais à situation d’exception, méthodes d’exception, n’est-ce pas ?