Je fis claquer ma langue, façon charretier dans les films d’avant-guerre, style « Cré bon gu, en v’là un qu’les Boches n’auront pas ! ». Cette peu protocolaire démonstration de satisfaction parut complaire à l’Excellence.
— L’ambassadeur de France m’a laissé entendre que vous aviez une proposition d’un grand intérêt à me transmettre de la part de votre gouvernement, commissaire ?
— En effet, Excellence. Vous n’ignorez pas que nos services de contre-espionnage ont arrêté le mois dernier deux ressortissants soviétiques trouvés en possession des plans du fameux avion supersonique ZOB II à long rayon d’action, joyau de l’aéronautique française ; de plus, on a découvert à leur domicile des renseignements essentiels concernant notre force de frappe ; et je ne terminerai pas leur biographie sans mentionner des aveux qu’ils ont passés relativement à leurs activités antérieures.
Le doux vieillard m’écoutait, embusqué sous le bord de son bitos.
— Enfantillages, laissa-t-il tomber. Invention de vos services. Je ne veux pas vous désobliger, commissaire, mais vous savez bien que la France est un magasin où il n’y a rien à voler. Quand on veut quelque chose de chez vous, on va au B.H.V. et on le trouve, ou bien aux Galeries Lafayette ! Entretenir des espions à Paris serait une initiative aussi saugrenue que d’installer un canapé dans la cage d’un gardien de buts !
Le mors me monta aux dents.
J’ai la faiblesse d’être patriote, et plus mon cher pays est moqué, plus je l’entoure de cette tendresse éperdue qu’on porte à un enfant mongolien. Les sarcasmes du camarade Gériatrov me parurent plus corrosifs encore que sa vodka en flammes.
— Si tel est votre point de vue, camarade Excellence, il ne me reste plus qu’à vous demander la permission de me retirer et à vous présenter mes excuses pour avoir abusé de vos si précieux instants (et je pensais ce que je disais, car à son âge et dans son état, le camarade Hiver ne devait plus avoir chouchouïe d’instants).
La vieille souche me sourit, c’est-à-dire se lézarda brièvement.
— Commissaire, vous n’êtes pas venu à Moscou pour simplement me faire le coup de la dignité outragée, voyons ! sermonna-t-il, en bon grand-père que le bouillonnement de la jeunesse amuse car elle lui rappelle le bon temps des cerises. Allez jusqu’au bout de votre propos !
Je me repris en mains, m’exhortas au calme, fis contre mauve aise fort thune bunker et lui disis les choses ci-après :
— Vos deux ressortissants, Excellence, les camarades Yvan Desky et Grégory Konozov, ont eu le tort de ne pas acheter les plans du ZOB II au rayon quincaillerie du Bazar de l’Hôtel de Ville, c’est pourquoi ils sont en prison, seront jugés, condamnés et purgeront une peine de plusieurs années de détention.
Le vieillard branla son chef, voire, du même coup, son couvre-chef.
— En Occident, les jugements sont de plus en plus théoriques, fit-il. Il y a entre la condamnation et l’accomplissement de la peine un délicieux no man’s land d’aimables procédures. Le mot perpétuité n’est qu’un euphémisme, à preuve certains brigands de chez vous sont condamnés plusieurs fois à cette peine, ce qui prouve qu’ils n’ont pas accompli la première et ont eu l’occasion de poursuivre leur petite industrie.
Je repartas pour la rogne. Décidément, ce vénérable dignitaire me courait sur la bite sans se déchausser. J’intolérais de plus en plus.
Il lut mon exaspération, soit dans mes yeux, soit sur l’un de ses nombreux cadrans, car il se décida brusquement à rengracier :
— Bon, bon, commissaire. Admettons que nos chers sujets soient condamnés ; alors ?
— Alors de deux choses l’une, camarade Gériatrov : ou bien vous tenez à les récupérer d’urgence, ou bien vous vous désintéressez de leur sort ; je ne suis venu vous voir que pour envisager la première de ces deux possibilités.
Il enclencha de nouveau le bouton de commande du vodka-service et nous eûmes droit à deux nouveaux godets emplis à ras bord. Je pris celui qui m’était proposé et le posai sur le bord de la table en espérant que j’aurais l’opportunité de l’y oublier ; mais Gériatrov garda le sien à la hauteur de son visage. A travers le clair liquide, j’apercevais son œil gauche, grossi à la dimension d’un œil de bœuf.
— Buvons, buvons ! fit-il, et celui-là, ne le répandez pas dans votre manche, commissaire. Quand on est un homme, on le prouve !
Il m’attendit. Je repris mon glass, retins ma respiration, ouvris grand mon moulin à déconne, et vzoum ! j’enquillai tout ce bonheur. Au début il ne se produisit à peu près rien, et puis j’eus l’impression brutale d’être devenu haut fourneau. Mes poumons se racornirent, mon gosier fit des cloques, une botte de poignards sans fourreaux s’enfonça dans mes profondeurs. Des larmes ruisselèrent sur mes joues. Mes orbites eurent d’étranges spasmes pour dégueuler mes yeux.
Mon mouchoir me permit de les contenir. Ils me servirent ensuite à considérer deux camarades Gériatrov.
Ils étaient souriants l’un et l’autre.
L’Excellence demanda tout à coup, avec une âpreté à laquelle je ne m’attendais pas :
— Cartes sur table, mon ami. Que demandez-vous en échange de Desky et Konozov ?
Si je n’avais eu le corgnolon brûlé au troisième degré je lui aurais répondu plus rapidement ; mais quand tu viens d’avaler quelques centilitres de vitriol, tu as besoin de te faire faire quelques greffes avant de pousser la tyrolienne. Néanmoins, par un effort de volonté qui restera dans les annales, les anus et toutes les mémoires, y compris celles des ordinateurs, je finis par lui expliquer que nous étions disposés à échanger ses scouts Desky et Konozov contre un dénommé Homar Al Harm Oriken, sujet égyptien, présentement détenu par les autorités soviétiques.
Ma requête parut plonger Son Excellence dans la perplexité.
— Comment s’écrit le nom de cet homme ? demanda-t-il.
J’épelus.
Il avança sa main décharnée sur un clavier, tapota et attendit. Ce qu’il obtint comme résultat m’échappa totalement. Le camarade Gériatrov me lança un mot d’excuse, ôta ses lunettes convertisseuses et se fourra dans l’une des portugaises un bitougnot gros comme un capuchon de pointe Bic. Le machinchose devait causer car il eut un acquiescement. Il l’arracha de sa cage à miel, rechaussa ses besicles et se mit à se frotter les doigts. Cela ressembla à deux énormes insectes en train de baiser.
— Pourquoi votre gouvernement s’intéresse-t-il à ce personnage ? finit-il par questionner.
J’haussis les épaules.
— Secret diplomatique ; je ne suis qu’un messager, Excellence.
Il reprit cet air vaguement apitoyé qui tant m’exaspérait. Chaque fois qu’il me parlait de nous autres Français ou de notre pays, il avait l’air de s’adresser à un débile mental. Et chaque fois j’étais tenté de lui objecter que si notre industrie n’est pas très compétitive, nos femmes le sont et qu’entre sa vodka et notre Château d’Yquem, il y a à peu près autant de différence qu’entre une exposition de Renoir et les décalcomanies couvrant les murs de ses musées.
— Commissaire, je vais être très net, avertit l’excellente Excellence, je ne participe jamais à des tombolas sans connaître les lots qui y sont proposés. Vous m’offrez Desky et Konozov, ça je sais de quoi il s’agit ; mais il n’est pas question pour moi d’envisager le marché en ignorant ce que votre Egyptien représente pour vos services.
Je me lève et prends appui des deux poings sur le bord de la table.
— Excellent camarade, articuculé-je, un homme de votre grande expérience se doute bien que si nous voulons cet agent c’est parce qu’il nous est précieux. Vos propres services qui savent se montrer persuasifs ont déjà dû se faire une idée de la chose ; ou alors leur réputation est surfaite !