— Tout va bien, à présent ? me lance la voix acide du haineux professionnel.
— A merveille, mille mercis !
— De rien, j’espérais plus ou moins que l’hécatombe serait plus forte, mais enfin, il faut se contenter du peu qu’il y a, n’est-ce pas ? Votre vieux bonze a bien failli prendre les rafales en pleine gueule ; je jubilais déjà, et puis il s’est sottement baissé à la dernière seconde…
— Ce sera pour une autre fois, promets-je. Les grâces du Seigneur sont infinies, ne désespérez pas.
Nous partons.
Dans la bagnole, tandis que César pilote en dodelinant, un grand frisson de vraie détresse me gnagnate l’échine. Où est ma Félicie ? Et le gars Toinet, si fripon ? Pour quelle raison obscure m’a-t-on marié contre mon gré à Katerina ? Ça s’annule vite, une union de ce genre ?
Ah ! je te jure que la vie de poulet d’élite n’est pas baisante.
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare, a écrit Aragon… J’ai l’impression de te chanter la Complainte du pauvre con.
Mon bureau me paraît drôlement sinistros dans la lumière froide des néons. Il pue le flic et la salle d’attente des secondes à Saint-Lago. J’ai la bouche en fond de cage à oiseaux. Mais rien à boire.
Il est trois plombes. Je suis seul : les morts sont morts et la plupart des vivants roupillent. J’aurais dû finir la nuit en compagnie d’Alex Libris. Chez sa pomme, c’est pareil qu’aux Galeries Lafayette : il s’y passe toujours quelque chose. Dans le fond, la vie t’apporte presque toujours ce que tu en attends. Il te suffit d’aimer l’exceptionnel pour qu’il se produise.
Pourquoi ne me suis-je pas fait déposer par La Pinasse devant un petit hôtel ? Tu crois que quelques heures de pioncette me feraient du mal ? Il est vrai qu’à Moscou, j’ai dormi pendant plusieurs jours !
L’animation est faiblarde dans la Grande Taule. On entend vociférer le commissaire Milledieu, dans l’escadrin. Il engueule toujours quelqu’un, cézigue, c’est congénital. S’il n’a pas un souffre-douleur sous la main, il téléphone à ceux qu’il garde en réserve de sa rogne. Là, je crois que c’est le planton de nuit qu’il houspille.
J’ai déposé la cassette récupérée devant moi. Je caresse ses flancs de scarabée noir. L’étiquette annonce qu’elle recèle « Dragées au poivre », un film hilarant interprété à la scène comme à la ville par une équipe de ringards sous-payés à leur juste valeur.
Je ne t’ai jamais parlé de mon index droit ? Un farfadet dans son genre. Jamais vu un doigt posséder un tel esprit d’initiative. Il est d’une indépendance sidérante. Mon cerveau n’a pas d’ordres à lui donner : il agit tout seul, à sa guise. Mon médius droit également, mais sa démarche se limite uniquement au sexe des dames. Il y fonce directo, comme la petite souris coursée par un greffier se carapate dans son trou.
Pour t’en reviendre à l’index, le voici-t-il pas qui saute sur le cadran du bigophone et se met à composer un numéro que je n’ai pas même en mémoire ! On croit rêver, hein ?
Sept chiffres sont composés par lui à la va vite. Je le regarde ensuite rentrer dans le rang de main, innocent, pas vu pas pris ! Quel hypocrite !
En attendant les déclicteurs tintignassent. Et puis une sonnerie de hélage retentit chez le correspondant, guérissant des cauchemars, malmenant des torpeurs, saccageant des sommeils profonds comme des tombolas ; je veux dire : profond comme des tombeaux las[6]. C’est long, persistant, indélébile, sous-cutané. Et puis, miracle de la nuit enfin déchirée : on décroche.
Et, contrairement à d’habitude, comme dit Canuet, c’est Mathias en personne qui répond. Dans les cas précédents, ce fut sa mégère, et il était éprouvant de parlementer avec elle pour, en fin de compte chèques postaux, finir par la traiter de vieille vacherie purulente et exiger qu’elle vous passe son planteur de chiares.
— Salut, Rouillé, j’espère que je te réveille ?
— Oh ! c’est vous, monsieur le commissaire.
— Comment se fait-il que tu répondes toi-même ?
— Je suis l’homme ! répond-il avec noblesse.
— Ta femme le sait ?
— Elle file droit depuis que j’ai eu cette aventure qui m’a amené à quitter le domicile conjugal pendant un certain temps.
Son ton est âpre, tranchant et dominateur. Tu parles d’une renversée, mon neveu, comme disait Rameau.
— Besoin de toi de toute urgence.
— Le temps de m’habiller, monsieur le commissaire. Où dois-je vous rejoindre ?
— A la Grande Cabane !
Je raccroche. Dans le fond, mon index n’est pas si con qu’il en a l’air.
Soudain, je me sens moins seul, car attendre quelqu’un c’est déjà se trouver en sa compagnie.
Il a des éclats cuivrés, Mathias. Il me semble que ses plaques de rousseur sont plus nombreuses. Ça forme un sacré archipel sur sa bonne bouille docile.
— Que vous arrive-t-il, monsieur le commissaire ? demande l’Incendié.
— Un Himalaya de déboires de formule I, mon grand. Je te les raconterai plus tard. Tu vois cette vidéocassette ? Elle recèle un mystère. Des gens s’entre-tuent pour posséder la vidéothèque à laquelle elle appartient.
— Vous vous êtes formé une opinion quant à la nature dudit mystère ? emphase Mister Van Gogh.
En fin de noye, jacter aussi Régence, faut le faire !
— Pas la moindre. J’ai visionné l’un des films de la collection et n’ai rien remarqué de particulier. Peut-être que « la chose » se situe au niveau de la pellicule elle-même ? Ou bien du coffrage ? Il t’appartient de découvrir la vérité, achevé-je, parodiant son propre style néo-romantique.
— Je vais m’y mettre immédiatement, monsieur le commissaire. Je monte au labo. Mais avant toute chose je compte me projeter le film et le regarder avec des lunettes bow-window à fragrance décomposée.
Il sort tout guilleret. Complètement transformé, le beau blond aux cheveux rouges. Il a enfin pris le contrôle de son foyer et muselé sa gerce. Je ne sais plus qui m’a assuré qu’il la cognait quand il arrivait à la mégère d’avoir des retours au carburo. Il y a des gnars qui ne s’accomplissent jamais et qui walkent jusqu’au cimetière à côté de leurs targettes. Certains, par contre, se récupèrent à mi-vie et finissent par trouver leur vitesse de croisière. Mathias, avec ses seize chiares, il a enfin pris la tête de son régiment.
Je bâille.
Dans l’immédiat que puis-je faire ? Il est encore trop tôt pour aller rendre compte de ma mission à ceux qui me l’ont confiée. J’ai cinq ou six plombes devant moi pour prendre une douche, roupiller un brin, me changer de fond en comble et écluser du café. Après ce petit coup de neuf, j’aviserai.
Je me rends au garage de la Maison Pébroque pour y emprunter une voiture disponible. Une chouette Renault 11 flambant neuf (ou onze) fait mon affaire. Elle est d’un bleu que j’aime. En route pour Saint-Cloud !
Il ne me faut pas trente-six secondes pour retapisser la voiture de « ces messieurs ». Elle est remisée dans notre rue, avec deux roues sur le trottoir. C’est un camping-car blanc muni de petits hublots. Je suis stoppé à bonne distance, sondant la voie paisible où s’élève notre pavillon. En fixant bien le véhicule que je te cause, je le vois bouger, de temps à autre, imperceptiblement.
Je rembraye et roule jusqu’à sa hauteur. Qu’après quoi je descends de la R 11 pour toquer à la porte coulissante du camping-car. Rien ne bronche.
6
San-Antonio n’a jamais fait pire, même l’année où il a eu la grippe asiatique. Aucune thérapeutique ne pouvant agir dans son cas, je vous engage à prier pour lui.