— Ouvrez, dis-je, il y a le feu !
Phrase idiote s’il en fut (et il en fut des tinées, que dis-je : des surchiées !)
Très idiote, mais magique !
Au feu ! depuis le fond des âges, personne peut résister. La lourde s’entrouvre et un visage épais se montre ; celui d’un homme d’une trentaine d’acnées (te dire s’il est juvénile), immense, dodu, en bras de chemise.
— Si vous voulez venir prendre le petit déjeuner, ne vous gênez pas, je lui dis-je : je vais préparer du café et faire griller des toasts.
Il semble hébété. Des remugles de tanière hibernante sourdent de la bagnole. Le type me regarde avec l’air de se demander si on est vendredi ou robinson.
Je lui vote un sourire émouvant qui ferait bâiller une huître et un portefeuille d’Ecossais.
— Entre confrères, il ne faut pas se gêner, poursuis-je. Sachez que je rentre chez moi et me tiens à votre disposition.
Là-dessus, je vais remiser la tire de service et je rentre chez moi en même temps que les toutes premières lueurs de l’aube.
Il y a dix-sept marches à notre escalier, et je peux te préciser que la neuvième grince, tout comme celle de Beethoven ; aussi ai-je pris l’habitude de l’enjamber. Je ne compte même plus, tellement c’est devenu automatique. Que je monte ou descende, que je sois pressé ou non, somnolant ou bien éveillé, hop ! j’esquive la neuvième (laquelle, non seulement est la neuvième en montant, mais le reste aussi dans le sens contraire).
Puisque Katerina occupe mon plumard, et bien qu’elle soit paraît-il mon épouse légitime, je décide d’aller dormir dans la chambre d’ami que m’man appelle « la chambre à donner », ce qui est une bien jolie expression, je trouve, mais sûrement pas toi parce que tu as autant de cœur que le rocher de Gibraltar.
Cela dit, avant de gagner cette pièce épisodique, je passe m’assurer que mon petit trésor de femme dort toujours.
J’écarte l’huis (parfois j’écarte Louise, mais on ne se voit que de loin en loin, elle et moi).
Une œillée dans la pénombre me suffit pour constater que je suis veuf.
CHAPITRE VIII
Les pages les plus saisissantes du Larousse Médical ne peuvent rivaliser avec le spectacle qui m’attendait.
C’est dur, tu sais, pour un jeune marié qui n’a pas encore consommé, de trouver sa jeune épousée la tête sectionnée dans le lit qui devrait être celui de leur nuptialité.
Ne frotte pas tes yeux chassieux, n’enfonce pas ton auriculaire à la con dans tes ignobles cages à miel, je viens de le dire et je le répète avec beaucoup de volontiers : on m’a décapité Katerina.
D’un coup de sabre.
Et tu veux que j’en ajoute ?
Que je te dise comment sais-je que c’est d’un coup de sabre ?
Eh bien parce que après ce forfait, l’assassin lui a planté ledit sabre dans le ventre, tout droit, comme une cuiller dans un pot de moutarde.
Je te jure qu’il faut vivre ça pour le croire. Toi qui te contentes de le lire, tu te tapes le menton en riant glandement, comme toujours. Sceptique pire qu’une fosse, ta pomme. La ricanerie aux commissures : « Là, il charge, le commissaire ! Il balance le bouchon à dache, l’apôtre ! A qui est-ce-t-il qu’il va-t-il faire croire des bourdes pareilles ! »
Homme de peu de foie ! Cirrhotique ! Va te faire mettre si tu doutes. Les douteurs sont des gens douteux. L’existence leur glisse entre les mains et les fesses. Crois, et tu croîtras !
Que tu l’admettes ou non, Katerina « ma femme » est défuntée d’avoir pris une petite décollation. Le sabre dans le bide, c’était du fignolage, de la fioriture d’artiste.
Le sabre, sans être versé dans la brocante d’armes blanches, il ressemble à ceux que manient les samouraïs de feuilletons télévisuels. Tu m’as compris, tu m’as ? Merci. Pour une fois, tu me laisses pas en carafe.
Une violente envie de gerber me point. Je me dis que never more je ne dormirai dans ce lit, voire même dans cette piaule. Ma chambre à moi, si Félicienne ! Avec le plateau du petit déjeuner, la grande photo de papa dans son cadre, mes aquarelles de Folon, mes meubles anciens, ma salle de bains où flotte un parfum fait de mille autres. Je dis adieu à mon « cheni » que respecte m’man : la table de travail surchargée de dictionnaires, de papelards et de tout un bordel déposé là par les hasards du temps, les surprises du courrier, les conneries inutiles achetées par réflexe et aussitôt oubliées. Je regarde ma raquette. Salut, Noah !
Tout mon petit bigntz à moi ; mon garden secret. Je sais même une inoubliable culotte de femme, blanche, bordée de fine dentelle, dans un dossier logé au fond du tiroir du bas. Un couteau suisse qui a enchanté ma prime adolescence : dix lames, seize fonctions ! Pour l’Helvétie, hip, hip, hip, hourra !
Et je vais devoir transbahuter tout cela autre part. Déménager ! Quelle horreur ! Contracter de nouvelles habitudes, m’accoutumer à de nouveaux bruits, à de nouvelles odeurs ! Eternel errant, j’avais besoin de mon cocon, moi, tu piges ? Vous pigez, tous, les gars, les garces ? Mon nid de superman, oui, je l’avoue. Ici, ces quinze mètres carrés !
Non, non, je préfère rester. On changera la tapisserie, justement elle est « passée », dans les tons blennorragie pas guérie… Je ferai refaire mon matelas, mon sommier aussi, qui boquille de quelques ressorts depuis lulure.
Mais je me refuse à partir de cette pièce.
J’examine la victime. Sa mort est récente : le sang est frais. Un mariage blanc ! De profundis. Quatre à huit, je redescends l’escadrin, et, tu sais quoi ? Pour la première fois depuis douze ans, je pose le paturon sur la neuvième marche. Elle pousse une plainte outragée.
M’en fous !
Je sors en courant ; droppe jusqu’au camping-car blanc, tambourine au panneau coulissant.
Le même visage que précédemment réapparaît.
— Vite, vite ! dis-je. Venez !
Mais le gazier ne semble pas vouloir adhérer à mes projets.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? grogne-t-il en ours mal léché par son ourse.
— On a assassiné Katerina pendant mon absence, venez, bon Dieu !
Mais il reste là, gros, froid, indécis. Il a le cheveu rare et ras ; d’être resté confiné toute la nuit dans sa calèche le rend malodorant, douteux des orifices. L’homme, tu remarqueras, sitôt qu’il commence à se négliger, ce sont ses trous qui, les premiers, accusent le laisser-aller. La bouche, les yeux, les étagères à mégot, le trou de balle… Il est suintant, l’homme, tout prêt à dégouliner. Que dans le fond, je me demande si on serait pas fait pour être complètement vides. Juste notre enveloppe charnelle comme on dit, sans tout ce bazar immonde qui pue sitôt mis à jour.
— Ecoutez, Dimitri, fulminé-je, cessons de jouer à la main chaude : vous êtes posté là pour me surveiller, c’est l’évidence même. Me doutant de la chose, j’ai quitté la maison, hier soir, en passant par la propriété du voisin. Je rentre et je trouve Katerina Ivanovna Sémonfiev décapitée. Vous comprenez ce que cela signifie, décapité ? Coupé cabèche ! Vzou ! la tronche sous le bras ! Puisque vous étiez en observation ici, vous avez dû voir entrer le ou les meurtriers !
Le gars se tourne vers l’intérieur pour s’entretenir avec un compagnon que je n’ai encore pas vu. Il jacte en dialecte ukraino-berjallien, l’un des plus riches des Républiques russes socialistes soviétiques. L’autre ne répond pas.
— Un moment ! me dit le gros Ruskoff.
D’une bourrade énergique il me refoule sur le trottoir et ferme la lourde à glissière. Mon petit doigt, toujours mutin, un nombre prodigieux de jeunes clitoris te le confirmeraient si tu leur posais la question les yeux dans les yeux, mon petit doigt, donc et répété-je, me chuchote que ce fourgon possède un poste émetteur de radio et que le tandem entre en communication avec les plantigrades supérieurs.