Fectivement, une ou deux minutes plus tard, la porte caribe sur ses rails et deux personnes dans la force de l’âge se dévoiturent : le gros gaillard déjà présenté à mon aimable clientèle, plus une menue jeune fille, foutralement exquise, blonde, à nattes, à yeux bleus, à dents blanches, à haleine fraîche, que je transformerais volontiers en girouette, ayant un axe à lui proposer.
Elle porte des vêtements de cuir noir qui la moulent. Tu ne rates pas un pouce de sa mignonne géographie.
Je la salue. Elle me riposte d’une inclination de tête. Contrairement à son coéquipier, elle est fraîche comme une savonnette pas déballée.
Je les entraîne at home. Les pilote jusqu’au premier et m’efface pour les laisser pénétrer dans ma chambre.
— Voilà le travail, mes chers collègues.
Ils s’approchent du lit sans marquer de gêne. Bien que je me tienne derrière eux, je constate à la rigidité de leur maintien qu’ils ne vont pas piquer de crise de nerfs.
— Qu’en dites-vous ? les interpellé-je.
L’homme se retourne. Il semble songeur, seulement songeur.
Puis il jette un mot à sa compagne.
Elle opine.
— Un moment, je vous prie ! déclare-t-il.
Et il nous quitte.
— Ne restons pas là, le spectacle est trop éprouvant, fais-je à la délicieuse blonde à nattes.
Elle ne fait pas de giries pour m’accompagner au rez-de-chaussée.
— Je vais préparer du café, dis-je, c’est ce que font tous les veufs à l’aube de leur liberté recouvrée.
Elle me suit jusqu’à la cuisine et me regarde m’activer plus ou moins gauchement.
— Drôle d’histoire, n’est-ce pas ? Je suppose que vous avez vu entrer le tueur ?
Elle ne répond pas.
— Puis-je vous demander votre prénom ? Vous êtes si ravissante qu’il m’est impossible de vous laisser macérer plus longtemps dans l’anonymat.
— Je m’appelle Avdotia.
— Comme la sœur de Raskolnikov ?
Là, ma culture marque un point.
— Mon père est un passionné de Dostoïevski, me dit-elle d’une voix où souffle le vent tiède de la sympathie naissante.
Je murmure :
— Avdotia, Avdotia, Avdotia, une chiée de fois, sur des tons qui dérapent doucettement dans la volupté.
Bien lui faire piger comment je le proférerais en la sautant, Ninette, si d’aventure belle elle me consentait.
Son regard fuit prudemment le mien. La cafetière gougoule pour dire que ça y est. Je prépare les tasses.
— Vous pensez que le blondasse en prendra également ? je lui demande.
— Cela m’étonnerait.
Alors je fais la verse pour deux. On s’assied à la table de la cuistance.
— La domestique se lève à quelle heure ? demande Avdotia.
— Vers huit heures ; les Espagnols ne sont pas très matinaux.
Cette assurance paraît la rassurer. Nous buvons mon café. Il n’est pas trop dégueu mais il n’y a pas de quoi se mettre non plus la queue en trompette.
Ma compagne cuirassée (puisque vêtue de cuir) semble gamberger à quatre-vingt-dix degrés.
— Vous ne voulez pas me répondre à propos du visiteur nocturne qui a commis ce forfait ?
Elle ne répond rien, ce qui est la meilleure manière de me répondre qu’elle ne veut pas me répondre.
Le grand balandard se pointe, toujours calme et lourdingue. Des poils blonds hérissent ses joues roses à la va comme je pousse. Faudrait qu’il torchonne un peu ses lampions que l’insomnie a rendus crémeux.
— Et alors, docteur, votre diagnostic ? lui dis-je. Ce n’est pas une péritonite, n’est-ce pas ?
— Ecoutez, murmure le beau mâle, on va venir chercher le corps, vous n’aurez à vous occuper de rien.
— Voulez-vous dire que je ne devrai pas alerter les autorités ?
— Ce n’est pas votre intérêt.
— Ainsi donc, je deviens un pauvre veuf éploré sans en informer quiconque ?
— Vous n’êtes plus marié.
— J’avoue ne pas comprendre.
— Cela n’a aucune importance.
— Dites donc, l’ami, je n’aime pas beaucoup qu’on me prenne pour un con.
— Je ne vous prends pas pour un con. Je vous résume seulement la situation.
Il murmure :
— Avez-vous des nouvelles de votre mère ?
Pan ! sur le groin ! Cloué, qu’il est, le bel Antonio. On vient de « mettre les choses au point ». Conclusion : je n’ai qu’à laisser agir mes bons camarades et fermer ma gueule.
Je lui visionne le blanc des yeux. Il doit se lancer sur la vodka comme une troïka sur la piste blanche, à ses moments perdus, car y a du jaune dans son blanc d’œil, et pas mal ! Son regard, vu de près, c’est deux œufs au plat. Quand t’as une expression de poisson mort, t’as pas de bile à te confectionner pour ce qui est de trouver des expressions adéquates. Tu restes nature. Lui, c’est sa tactique, et je me heurte à l’infini de son indifférence.
— Et ensuite ? articulé-je.
Ma voix de châtré me fait honte. C’est la grande déculottade pour empapaoutage express.
— Il n’y aura pas d’ensuite. Vous avez un mètre pliant ?
— Heu… sans doute.
— Pouvez-vous me le prêter ?
Je farfouille dans notre boîte à outils troulala iti afin de lui donner satisfaction. Le colosse s’empare du mètre et monte à l’étage.
— Il prend les mesures qui s’imposent ? essayé-je d’ironiser, mais le cœur n’y est pas ; je me sens comme un chanteur en train de se produire en play-back quand la sono déconne.
Avdotia boit son jus à petites gorgées.
— Vous êtes belle, lui niaisé-je, pour meubler, mais aussi parce que je le pense.
— Merci, me répond-elle comme si je venais de lui passer la salière.
Le grand glandeur revient, dépose le mètre pliant sur la table et repart.
Du temps s’écoule. J’entends japper le roquet du voisin, agacé par ces allées et venues matinales.
Une fatigue pesante me rive à ma chaise ; faut dire qu’il s’en est passé des choses au cours de ces dernières heures. Les cadavres s’alignent pour composer un sacré tableau de chasse.
Quand le bigophone sonne, j’ai toutes les peines du monde à m’arracher. Je décroche et la voix du Rouquemoute, guillerette en diable, me badigeonne les trompes d’Eustache. Dans un éclair, je me dis : « Gaffe, l’Antoine ! Gaffe bien ! Tes potes russes disposent probablement d’un mystère qui leur permet d’écouter tes communications. »
Avant que l’Incendié n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, je lui bieurle que je suis occupé pour le moment et que nous verrons nos petites affaires plus tard, au bureau. Je raccroche sec. Il a dû comprendre que j’avais du lait sur le feu.
— Il y a un os, hein ? murmuré-je à l’intention d’Avdotia.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Que vous ne vous attendiez pas à ce qu’on trucide ma petite femme. J’ai l’impression que ce meurtre neutralise vos plans ?
Mais elle, son principal refuge c’est le silence. Elle n’a aucune qualité pour m’affranchir en quoi que ce soit.
Son visage exquis reste impénétrable.
Et le reste ?
— Vous savez ce dont je rêve, mon exquise surveilleuse ? C’est d’avoir le fabuleux pouvoir de faire l’amour, sans formalités, à toutes les femmes qui me plaisent. Quelle chance avaient vos nobles de jadis auxquels il suffisait d’un claquement de doigts pour se faire amener dans leur plumard qui leur plaisait !