— Vous n’avez pas l’esprit de conquête ?
— Je l’ai eu longtemps, jusqu’à ce que je comprenne qu’il n’est qu’un jeu et donc une source de temps perdu. Voir une femme, ressentir ce capiteux besoin d’elle, la saisir par la taille et l’emporter, maintenant je sais que là est la grande vérité. Vous devriez entreprendre une autre Révolution d’Octobre pour rajuster les mœurs.
Elle a un regard de mépris.
— Drôle de concept.
— N’est-ce pas ? Et qui s’exaspère à votre abord car le cuir stimule ma libido.
— Vous voudriez donc m’emmener jusqu’à votre lit ? note Avdotia. Vous oubliez qu’il est occupé.
— Qui vous parle de lit ? Cette table de cuisine ferait l’affaire. Je vous parie le parc de l’Elysée contre le potager du Kremlin que vous n’auriez même pas mal aux reins.
Je me penche sur elle pour un baiser que je lui interdis de me refuser.
En trois machins deux trucs, je me retrouve par terre, privé d’air. La garce m’a administré deux vénériennes tchong fulgurantes ; l’une au cou, l’autre au plexus.
L’Antonio demeure au sol, cisaillé de première, les claouis en berne, l’orgueil comme une serpillière qui vient de nettoyer une flaque de dégueulis dans une coursive.
Je te jure : si maman me voyait, à demi groggy dans sa cuisine bien briquée, elle aurait des vapeurs, la chérie.
Conscient de devoir écluser le calice jusqu’à la lie, je ne me relève pas.
— La perspective ascendante ne vous trahit pas, Avdotia, soupiré-je.
Là-dessus, un léger remue-chose se produit dans le ménage : trois mecs se pointent. Le blond avec deux potes. Il en aide un à coltiner une grande malle. Le troisième ferme la marche en coltinant un matelas neuf.
Voilà pourquoi l’autre grand fifre voulait un mètre : il entendait prendre les mesures du mien pour me le remplacer !
Je les laisse s’activer ; après tout, puisque c’est eux qui assument, hein ?
Avdotia grimpe avec eux.
Moi, le cul sur le carrelage, je me dis que je pourrais peut-être organiser une surpatte de mon côté, non ?
Y a pas de raison !
CHAPITRE IX
Je crois que c’est le maréchal Lyautey qui disait : « L’essentiel quand quelqu’un te prend pour un con, c’est de ne pas être en reste ! »
Et comme il avait raison, l’Africain (il n’avait pas six pions, mais plus d’un détour dans son désac).
L’Antonio se redresse d’une détente féline, bombe à toute vibure hors de ce cher pavillon où il coula (en Chine on dirait : il coulit) tant d’heures sereines. Traverse le jardinet comme une bourrasque de vent chasseuse de feuilles mortes qui se ramassent à l’appel du balayeur.
Le v’là dans la rue (en anglais : in the street). Puis au camping-car des Russes. La voiture, naturellement, est fermée à clé, mais tu as déjà entendu parler de mon ami sésame. Un rapide, celui-là, style les gonziers qui font l’amour en deux coups de botte expresses : clic, clac, merci Kodak. Je délourde la porte à glissière. Pénètre dans le véhicule.
Alors là, mon pote, s’agit de ne pas chômer. Les premiers arrivés seront les premiers servis. Je ne perds pas de temps à admirer les aménagements ; oh ! que non. Il suit son idée, le bel Antoine. Elle brille haut et clair dans l’obscurité de cette affaire à la noix vomique. Je me dis que si ce que je crois est, c’est qu’il est, sinon je n’y croirais pas. Les raisonnements par l’absurde sont les meilleurs. Exemple : les électeurs de Paul Deschanel qui le réélurent député après qu’il dut abandonner son mandat de président de la République. Comme on les accusait d’avoir accordé leurs voix à un agité du bocal, ils objectèrent : « La preuve qu’il n’est point fou, notre député, c’est qu’on a voté pour lui ! »
En l’occurrence, je vote pour moi à une écrasante majorité, certain d’avoir raison, ou pour le moins de ne pas avoir tort.
Au-dessus de la cabine de pilotage du camping-car, se trouve une espèce de compartiment qui, dans un camping-car normal, doit servir de placard de rangement. Mais dans mon occurrence, la niche est dépourvue de portes.
En son centre une petite caméra est fixée à un socle d’acier, ce qui lui permet de pivoter à la demande et de décrire un arc de cercle d’une trentaine de degrés. Au niveau de l’objectif, le pavillon de l’auto comporte une étroite meurtrière vitrée, invisible de l’extérieur où elle passe pour un enjolivement, étant faite de verre teinté à la couleur de la carrosserie.
Que fait l’Antonio ?
Merci : tu as tout compris. Oui, il dégoupille le flanc de la caméra et récupère la bobine qu’elle contient. En exécutant ce travail, il s’aperçoit, le magicien de la baise, que l’objectif est équipé d’un système infrarouge permettant de filmer la nuit.
Vite, je revisse le capot de l’engin.
La bobine est trop volumineuse pour entrer dans mes poches. Je ressors de l’auto et, fissa fissouille, la virgule par-dessus le mur de notre cher voisin. Qu’ensuite, vroum-zic chplaf ! je relourde derrière moi.
Ça doit être tangent, les mecs ! Notez que l’ensemble de l’opération ne m’a pas pris trois minutes et que mes visiteurs n’ont aucune raison de se manier le train.
Comme je retraverse le jardinet, j’avise un gazier lesté de mon matelas roulé. Sa charge le tient courbé, aussi ai-je le temps de me planquer derrière notre tonnelle.
Sitôt qu’il est passé, je trace dans la maison.
Une marche craque : la neuvième (dite l’Héroïque). J’ai juste le temps de reprendre ma place dans la cuisine. Je vois défiler la malle, avec le colosse blond à un bout, et l’un de ses potes à l’autre. Avdotia ferme la marche.
Tout ce petit monde s’esbigne dans la nuit mourante sans plus s’occuper de moi. Je les regarde partir par la fenêtre. Ils emportent la malle-cercueil jusqu’à une CX break, cette merveilleuse voiture qui ressemble à une ambulance lorsqu’elle est blanche, à un corbillard quand elle est noire, et à une tire de suiveur de courses cyclistes quand elle est peinte de n’importe quelle couleur. La leur est d’un beige métallisé qui stimule l’aurore. Ma femme s’y trouve chargée.
La CX démarre en souplesse. De profundis !
Le camping-car lui emboîte la roue, Amen !
Pour dire, j’achève le café resté au chaud grâce à un système de thermostat ou je ne sais trop quoi.
J’ai froid, je claque des dents malgré que la température soit clémente. Il se sent pauvret, l’artiste. Abandonné. Veuf ou orphelin, ça fait beaucoup à la fois. Mais la vie continue, avec son tas d’immondices à déblayer quotidiennement. Courage, mon biquet.
Je commence par grimper dans ma chambre. Impec. Tu ne croirais jamais qu’il s’y est passé ces choses épouvantables. J’ai beau renoucher, tout ce que je détecte c’est deux petites étoiles de sang en train de brunir sur le papier de la tapisserie.
Je soulève le matelas neuf. Bonne qualité. Du pur wool, mon pote ! Ferme comme je les aime. Les draps ont bien entendu été changés aussi. Juste, il reste une entaille dans le sommier, causée par la pointe du sabre. Mais grande comme une cicatrice d’appendicite. Je dirai à Conchita de le ravauder. Elle coud comme une connasse qui n’aurait jamais appris à coudre, mais pour un sommier, hein ? Après tout, y a qu’elle qui le voit, quand elle fait mon plume.
Je me tiens le raisonnement ci-dessous :
« Antoine, il convient de te montrer fort. Ne te laisse surtout pas chambrer par des arrière-pensées ou des fantasmes. Quand on a manqué de se noyer, il convient de vite retourner à la flotte. En conséquence, si tu veux que ta chambre ne devienne pas un lieu maudit, use zan dare-dare. Et pourri ! à bas le veston, les tatanes, le grimpant. Je me pieute comme un brave manar épuisé par son labeur. Tout à l’heure il fera tout à fait jour et, qui sait ? peut-être soleil si le bon Dieu est de bonne humeur. »