— Ensuite ?
— Les trois bonshommes ont exploré le grand meuble peint qui contenait naguère des cassettes sous fausses reliures. Puis ils sont allés à l’appareil vidéo.
— Et encore ?
— Ils ont entraîné le médecin hors de la pièce, dans sa chambre, je suppose. Ils n’y sont pas restés longtemps. L’un d’eux est revenu au living pour prendre quelque chose sur le cadavre du gros Japonais, je n’ai pu voir ce dont il s’agissait.
Moi je crois deviner : une aiguille à poignée ronde !
Alex Libris poursuit :
— Quelques minutes plus tard, les trois hommes repartaient, abandonnant le docteur chez lui.
— Après ?
— Il n’y a plus d’après, comme le dit la chanson. La maison est toujours éclairée bien qu’il fasse jour, mais elle est sans vie. J’attendais l’arrivée de l’assistante du docteur, seulement le jeudi est son jour de congé, et aussi celui de la femme de ménage ; Félapoff et sa souris faisaient la grasse matinée deux fois par semaine : le jeudi et le dimanche. Vous pensez qu’ils l’ont tué avant de partir ?
— Je le crains.
Le professeur se fout en rogne.
— Quoi, le craindre ! Moi, je jubile, mon gars. Je me dis : un de plus ! Chouette nuit, non ? Et sans moi il aurait pu y avoir vous sur le carreau en supplément de programme.
— Qu’est-ce qui vous a pris de me faire sauver la vie ?
— Oh ! je n’ai pas agi de gaieté de cœur, vous vous en doutez, mais je vous considère comme un élève potentiel, d’ailleurs j’ai été récompensé de mon initiative puisque votre vieux branleur a abattu le gros Japonais. Cela dit, un Jaune, c’est moins jouissif. Ces braves gens sont si éloignés de nous qu’ils m’indiffèrent. Me réjouirais-je de la mort d’une huître ?
Il hausse les épaules.
— Je suppose que vous allez revenir à Conflans, n’est-ce pas ?
— Ça n’entre pas dans mon programme immédiat car je sais ce que j’y trouverais.
— Et quoi donc ?
— Les morts de la nuit, plus le cadavre du docteur avec une aiguille enfoncée dans le cœur. Merci pour vos précieux renseignements, professeur, je regrette de ne pouvoir vous les payer leur prix.
Le superbe gredin rejette les pans de sa pèlerine derrière soi, en un mouvement altier qui n’est pas dépourvu de grâce. Tu croirais qu’il est au service de M. de Tréville.
— Dites voir, monsieur de la Police, j’ai encore un renseignement à céder, un très beau, dix-huit carats. Mais foin d’argent entre nous, la chose me gêne. N’auriez-vous point quelque denrée alimentaire à me proposer ? Chez moi, comme chez tous les hommes seuls, la boustifaille est négligée.
— Mon Dieu, lui dis-je, regardez dans le réfrigérateur où mon excellente femme de mère garde des trésors.
— Vraiment, je puis ?
— Je vous en prie.
Il va déponner le frigo et se penche. Des exclamations lui viennent, qui expriment sa jubilation.
— Seigneur ! Se peut-il ! Mais c’est un gratin de tripes que je vois là ! Et ça, dites, ça : une daube, hein ? Sur ce rayon, un poulet froid, bravo ! Mais j’en ai l’habitude, encore que ceux que j’achète aient été élevés en batterie ; celui-ci vient de la belle Bresse plantureuse, n’est-ce pas ? Et que cache encore ce papier d’étain ? Hmmm : des salsifis ! Votre mère est une vraie maman, policier. Moi, je n’ai jamais connu la mienne, morte en me donnant le jour. Mon drame. Je suis sûr que j’aurais su la haïr proprement, tout comme M. Hervé Bazin qui a si magistralement réglé son compte à la sienne dans un livre. Parricide ; le rêve ! Mais trêve de digression, je jette mon dévolu sur la daube ; vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
— Aucun, assuré-je.
— Bien entendu, je vous ramènerai la cocotte.
— Ce sera gentil à vous, maman tient à son matériel.
Il sort la coquelle du frigo et de la salive s’épanche de ses yeux.
— Festin de roi ! Vous pourrez penser à moi à midi tapant ! Je déboucherai une bouteille de pommard pour la circonstance, il m’en reste quelques-unes pour les jours d’exception, lesquels se font de plus en plus rares.
« Ah ! mais ça n’est pas le tout. Un marché est un marché. »
Il dépose le récipient sur la table, fouille sa poche et en extrait un morceau de papier qu’il me tend négligemment.
J’avise des chiffres et des lettres entremêlés sur ce document taillé dans une marge de journal.
— Qu’est-ce que c’est, professeur ?
— Le numéro minéralogique de la voiture des ravisseurs, mon petit vieux. Cette fois, je ne l’ai pas raté !
Il empoigne les deux anses de la coquelle et part comme s’il allait marquer un essai sur la pelouse de Touiquéname.
CHAPITRE X
Comme j’ai déjà eu l’insigne honneur de te vous le dire, Azor, le chien de notre vieux voisin, mâtiné (et soirée) corniaud et bâtard pure race est un gueulard de première qui a obtenu la médaille d’or au concours de vocalises canines de Hot Dog (Grande-Bretagne). Il est affligé d’une pelade notoire, mais le père La Cerise assure que « c’est sa race » et qu’en réalité, il a le poil extra-ras.
Cet animal pas plus gros qu’un attaché-case à pattes fait un boucan forcené lorsque je remonte l’allée du jardinet bordée d’étranges constructions hâtives qui ressemblent à des clapiers. Ouf, sans virgule, faut le faire ! Des dames bonnes à tout faire mettent leurs linges intimes à sécher et leur morue du soir à dessaler.
Me connaissant de vulve, elles m’adressent des saluts empressés. Leur proprio leur a bien expliqué que ses bâtisses sauvages seraient démolies sur une simple dénonciation de notre part, aussi sont-elles prêtes à nous chanter des fados et à briquer nos pompes. Je les identifie difficilement, ayant l’impression qu’elles sont sœurs. Il y a Maria, Maria, Maria, Maria-Clara, Maria, Maria-Rosita et Maria, impossible de se gourer.
— Il est là, le seigneur ? m’enquiers-je.
Elles me désignent l’antépénultième cahute d’un index gêné.
Je m’en approche et trouve le vieux brigand en train de limer Maria à culées lentes d’homme qui économise tout, son fric, son froc et sa sève.
Sa partenaire matinale est accoudée à son évier. Il l’a déguisée en appareil photographique d’autrefois en remontant sa jupe noire par-dessus sa tête. Il la besogne gentiment, avec une belle régularité de menuisier promenant son rabot sur une planche déjà lisse.
— Je ne vous dérange pas, cher voisin ? l’interpellé-je.
— Oh ! que non, répond le bonhomme sans s’émouvoir. Je fais mon petit entretien matinal, vous voyez ?
— Cet entretien n’est pas un tête-à-tête, souligné-je.
La Cerise (c’est ma pomme qui l’ai baptisé ainsi) m’explique sans déjanter :
— Ce truc-là, commissaire, il s’entretient comme le reste. Je profite de la bandaison du réveil pour m’exercer. A mon âge, mes moyens ne me permettent plus d’éjaculer plusieurs fois par jour, je réserve le bon pour le soir, dans la journée je fais mes petites gammes. J’espère ainsi battre le record de mon père qui a réussi à faire l’amour jusqu’à nonante-deux ans. Et il y a quoi pour votre service ?
— Notre garnement a jeté un ballon par-dessus notre mur mitoyen, vous me permettez de le chercher ?
— Bien sûr. J’espère qu’il n’aura pas abîmé mes fraisiers. A propos de ce gosse, commissaire, je dois vous dire qu’il a des instincts déplorables.
— Qu’entendez-vous par là, voisin ?
— Il s’amuse à grimper sur le mur, le soir, quand toutes mes gentilles petites locataires sont réunies, et il se déculotte pour leur montrer sa petite affaire.