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En fond sonore, partant d’une pièce voisine, la voix énorme du déchu retentit :

— Qu’est-ce c’est-il qui nous emmerde, Berthy ? San-Antonio.

— Oh ! bon, pour lui, c’est différent, la mère ; l’temps d’poser une virgule et j’le prends.

— Il va vous prendre, répercute dame Berthe.

— J’en suis très honoré, ma chère. Outre cette carrière épistolaire, votre époux a des projets ?

— Il vous en causera lui-même personnellement, commissaire. Quittez pas, l’v’là.

Le temps d’un point de suspension que je dépose scrupuleusement ci-dessous.

Voilà.

Et sa Majesté détrônée vient bivouaquer dans mon joli pavillon.

— Salut, le grand, alors t’es bien rentré d’Moscou ?

— Oui, et j’en ai long à dire.

— Alors dis-y à mon succédané, moi, comme tu l’auras appris, j’sus au chômedu !

L’amertume sied mal à Jupiter. Ce n’est pas l’homme des aigreurs, Bérurier. Il est d’une masse. Son cœur bat dans du saindoux.

— Il paraît que tu écris tes mémoires, Sandre ?

— Moui, et comment ! Je te vas leur laver le linge sale à tous ces croquants. Tu voudrais-t-il que j’te lusse mon premier chapitre ?

— J’en serais bouleversé, Gros.

— Bouge pas, j’vais chercher MA feuille.

Il me laisse patouiller parmi mes réflexions, lesquelles sont nombreuses, variées et un tantisoit saumâtres.

Un froissement de papier, un pet, un rot et le bruit d’une chaise renversée m’annoncent presque simultanément son retour.

— Bon, t’es toujours là, grand ?

— De plus en plus.

— Alors débonde tes cages à miel, je t’ligote ma prose.

Il toussote avant d’entonner son grand air :

— Alexandre-Benoît Bérurier, déclame l’olifant (de chichoune). « Mémoires. Chapit’ premier », pointe à la ligne.

Nouvelle toux éclaircisseuse de cordes vocales.

Il reprend, en grand barde fortifié par le brasier du courroux :

— « Moi, Alexandre-Benoît Bérurier, né à Saint-Locdu-le-Vieux, arrivé à la moitié d’mon âge probab’, j’suppose, ou assimilé, j’tiens à dire textuellement ceci : tous les hommes sans exceptation, j’dis bien, tous les hommes ; et par tous les hommes, j’veux causer des grands, des petits, des vieux, des jeunes, des Français, des Belges, des Noirs, des Jaunes, des croilliants, des impitoyables, des qui sont d’droite, des qui sont d’gauche, des malades, des qui pètent de santé, des péquenots, des manars, des royals, des chichiteux, des cons, des esprits forts, je répète : tous les hommes, une fois pour toutes, tous les hommes sont des enculés. Ceci est la première partie de mes mémoires. Fin du chapitre premier. »

Il se tait.

— Ton avis, le grand ?

— Sublime ! lâché-je.

— T’es sincère ?

— Je délire. Quel style ! Quelle vigueur ! Quel sens du raccourci ! Quel don de concentration. C’est d’une beauté d’expression ! Ça dégage un tel souffle ! Et comme c’est profond ! Comme ça va loin ! Comme ça dit tout !

— J’sus bien content que ça t’plusse, le grand. T’auras été mon premier lecteur, comme quoi.

— J’en suis fier, Alexandre-Benoît. C’est un grand honneur que tu me fais là.

— C’est pas un peu long ? s’inquiète le nouvel écrivain.

— Non, non, sois tranquille : on suit parfaitement le développement, sans temps morts. L’action se déroule à toute ailure, les personnages sont vivants, bien campés. On perçoit leurs racines. On pressent leur devenir. Il n’y a aucune zone d’ombre dans ce premier chapitre, comprends-tu ? Tout y est clair, précis. Et quelle langue, Seigneur ! Mais d’où te vient ce don de l’écriture ? Où trouves-tu un tel jaillissement, Gros ? Ça coule comme de la musique. Il y a un rythme, tu sais qu’il y a un rythme, Béru ? C’est berceur. Ça vous survolte.

Il boit du petit-lait, l’Illustre. Je lui redonne sa joie de vivre naturelle.

— Y a qu’une chose qui me tracasse, soupire-t-il.

— Qu’est-ce qui pourrait bien tracasser un prosateur de ton envergure, subitement révélé, disposant des plus hautes qualités dont un auteur a besoin ?

— La suite, fait sombrement l’ex-directeur de la fliquerie.

— Comment ça, la suite ?

— Je la sens pas. C’est comme si que j’aurais plus rien à dire, le grand. Comprends-me-tu ? J’sus vidé comme une bonbonne à la renverse.

— Parbleu, tu ne me surprends pas ; comment ne serais-tu pas vidé puisque tu as TOUT DIT. Tu as réussi ce miracle : l’œuvre entière tient dans un seul chapitre. C’est fantastique, Gros. Jamais vu. J’ai beau chercher des références, explorer la littérature, franchement, je ne trouve personne qui ait réussi un pareil exploit. Ton livre EST fait, Béru. Au lieu d’écrire « Fin du Chapitre premier », tu peux écrire « FIN » tout court. Quel ouvrage ! J’imagine qu’il sera primé. L’Académie française ne saurait laisser passer une œuvre de cette importance. Elle se ridiculiserait en ne la couronnant point.

Le Dodu grumelle de la glotte.

— Tu croyes pas que l’bouxif s’ra pas un peu court ?

— Pas si on l’imprime gros, Alexandre-Benoît. Il risque même de marquer une volte dans l’édition. Depuis trop longtemps on nous assène des pavés de cinq cents pages et mèche. Foutaise ! Les lecteurs ont de moins en moins de temps pour lire et les livres qu’on leur propose sont de plus en plus gros ; il y a là un non-sens que ton bouquin risque de corriger.

— Bon, se réjouit l’Effarant, du moment qu’c’est toi qui l’dis, je te croye. Faudra qu’tu vas m’affranchir en ce dont il concerne l’éditeur. J’veux êt’ pub’ié dans une maison sérieuse, av’c un contrat solide. Et qu’on m’garantira l’lancement, mec. J’veux passer à Bernard Pivot, mais tout seul : j’m’ferais chier av’c d’aut’ qu’on doit leur causer d’leurs books. J’en ai rien à branler des conneries d’ces gonziers. Tu m’voyes leur envoilier l’ascenseur. « P’tite médème, vot’ liv’ su’ la ménopause des concierges est génial ! » Faut pas escompter su’ ma pomme pour leur dorer la déconne, Sana. Et les vieux birbes, dis : les ceux qui racontent comme quoi ils ont vécu ceci cela : l’Histoire de France, la guerre de Récession, la mort du célèbre Untel. Zob ! Mon bouquin, j’le présent’rai juste à Pivot et moi. Et encore, j’me d’mande si Pivot c’t’obligé qu’il vient. J’peux faire seulabre les questions et les réponses. M’espliquer tête-à-tête av’c la caméra. Dire la réalité d’ce que j’avance : tous les hommes des enculés ! Tous, sans en excepter un. Et pourquoi qu’ils sont-ce enculés de père en fils, l’homme ? Et d’où qu’elle leur vient c’te fatalité sauvage ? Et ce qui fait qu’a pas moillien d’y échapper ? Tu nais : crac zoum ! enculé ! Bonsoir, docteur ! Jusqu’à la fin des cercles et des cercles.

« T’as beau rebiffer, tortiller du fion, pas de ça Lisette : enculé comme tout le monde. Que tu fasses le gentil ou l’méchant, qu’tu supplilles ou que tu les envoies à dache, poum, patatrac ! la grosse bitoune dans les miches. Qu’à la longue, ça d’vient périlleux de s’asseoir. Tu peux plus qu’rester d’bout, à faire des courbettes, à remercier pour tout ce qu’on t’a donné ou pris, et comme ils sont gentils d’avoir honoré ton trouduc de leur grandiose bibite, ces fumelards ! Aimables à bloc de t’avoir fait cocu, mis des tartes dans la gueule, chouravé le grisbi, refilé la chtouille, engrossé la grande fille, dénoncé à qui-de-droit, couvert de glaves, plongé dans la merdouille, descendu le moral en flammes, pris pour l’empereur des zozos. Tu voyes, Antoine, ce dont on vient de me faire, je l’oublillerai jamais. C’t’inscrit là, dans mon citron et dans mon battant. On m’aura élevé pour m’balancer d’plus haut. Leur promotion sociable, tu veux qu’je t’dise, le grand ? C’est pas un tremplin, c’t’un plongeoir. »