Ainsi parla Alexandre-Benoît Bérurier en cette grise matinée, ensoleillée pourtant. Mais quand le cœur est sombre, la vie le devient automatiquement.
Je lui demandis de quelle manière il pensait se reconvertir, étant banni de la chère police nourricière. Il avait devant lui un bel avenir long comme la piste d’atterrissage de Roissy I et qu’il convenait de meubler. Le Gros me réponda qu’il allait réfléchir à l’épineuse question ; tout dépendait du montant de ses indemnités de licenciement. S’il ne persévérait pas dans la littérature, peut-être ouvrirait-il un bistrot ; à moins qu’il ne retournât à la terre et s’en fût remuer celle, riche et grasse, de Saint-Locdu-le-Vieux. Sur ces perspectives floues je le laissis car Mifigue entrit dans mon bureau pour m’annoncer qu’il était en mesure de me projeter la bande des « camarades ».
Mon âme est dégoulinante d’amertume. La brimade infamante infligée à Bérurier me glace tout l’intérieur, là où siège l’exquise vibration des sentiments.
Certes, sa promotion avait été exagérée, mais sa destitution n’en reste pas moins odieuse. Nous sommes si peu de chose dans les mains du destin, et si gluants entre celles des individus. L’homme est un escargot pour l’homme, et l’enveloppe de sa bave. A son contact, l’homme devient gastéropode, couvert d’odieuse sécrétion, il finit par, à son tour, en couvrir les autres.
Je te laisse méditer ce très beau passage avant de poursuivre ; d’ailleurs j’ai besoin d’aller pisser.
Les loupiotes de la petite salle de projection baissent d’intensité et finissent par s’éteindre, pareilles à des lampes à pétrole privées de carburant.
Un faisceau blanc balaie l’écran. Une image sombre apparaît : ma rue dans la nuit. Une bagnole entre dans le champ. Je suppose que le grand blond et sa coéquipière fringuée de cuir, ne devaient déclencher la caméra que lorsqu’il se produisait un mouvement quelconque.
L’automobile sus-indiquée est une Audi noire. Trois individus en descendent qui ressemblent en tout point à ceux que le vieux fou d’Alex Libris m’a décrits comme étant les ravisseurs du docteur Fépaloff.
Ils paraissent prudents, regardant les alentours avec circonspection. Puis ils pénètrent dans notre jardin. La caméra les perd très vite.
Je nourris (à la Blédine Jacquemaire) une grande surprise car dans ma cervelle élémentaire de pauvre flic français survolté, je m’imaginais que les ravisseurs du médecin appartenaient aux services d’espionnage soviétique. N’en serait-il rien ? Ou bien n’y a-t-il pas d’interférence entre leur groupe et celui du couple en observation dans le camping-car ? Il se peut que ce dernier ait eu pour mission d’enregistrer tout ce qui se présentait chez moi.
Maintenant, que je signale une chose drôlement technique. Dans un angle de l’image, un cadran indique l’heure et l’on voit saccader l’aiguille des secondes. Quand les trois mecs en sombre ont disparu, l’écran redevient blanc. A ce moment, le compteur indiquait zéro heure quarante-deux.
L’image revient, montrant les trois hommes ressortant. Le cadran est sur zéro heure quarante-huit. Les arrivants n’ont donc passé que six minutes dans ma maison (en anglais : in my house).
Je décroche le téléphone qui me met en communication avec la cabine de projection.
— Mifigue ?
— Yes, sir ?
— Tu veux me repasser le début, please ? Au moment où les trois types descendent de voiture, branche le ralenti, tu seras gentil. Je veux décomposer leurs mouvements.
Ce qu’il y a de bien avec Mifigue, c’est qu’il est rapide et pige tout. Une seconde fois, je visionne l’arrivée du sombre trio. Ma conviction est établie : aucun d’eux n’avait de sabre caché dans ses fringues. La souplesse de leurs gestes est formelle sur ce point.
— Merci, gars. On continue normalement.
La projection se poursuit à son rythme ordinaire. Les trois ravisseurs remontent en bagnole et se cassent.
Ecran blanc.
Puis, à nouveau l’image. Ma rue, vide et livide dans la clarté des lampadaires parcimonieux. On se croirait dans un film noir des années 30. Curieux comme le noir et blanc, de nuit, enrobe de mystère les lieux les plus innocents. Notre pavillon, ainsi filmé, fait maison du crime. Et pourtant une poésie bizarre (j’ai dit bizarre) flotte sur ce coin de banlieue huppée.
Le cadran dans le haut de l’image marque une heure neuf. Je vois se pointer une nouvelle bagnole. Une grosse chignole ricaine claire, avec une roue de secours dans un coffrage contre la malle arrière, pour faire sport. C’était le grand chic il y a vingt piges, à présent ça fait un peu musée de Rochetaillée.
J’aperçois deux mecs à bord, mais un seul en descend. Un type qui ressemble à Humphrey Bogart, je trouve, sans doute pris que je suis par l’ambiance. Il est de petite taille, porte un pardessus qu’on devine léger, un feutre de casseur. Il regarde longuement notre crèche, puis il sonne. Personne ne lui répond, et pour cause, Conchita dormant dans un appartement aménagé au premier sur le derrière de la maison. Il se décide, pousse la porte de fer et s’engage dans l’allée.
Ecran blanc.
Image où l’on voit ressortir Humphrey. Gros plan fugace sur sa gueule. Il a un visage aigu, des sourcils sombres, des lèvres minces. Je vais demander à Mifigue de me tirer un poster de ce monsieur. Il est une heure douze. Lui n’est resté que trois minutes. Il marche avec une certaine raideur, je m’en aperçois dans son trajet retour, mais cela ne signifie rien puisque le sabre est resté planté dans le corps de ma malheureuse épouse.
— Tu me repasses cette séquence au ralenti, Mifigue ?
— C’est parti, commissaire !
De revoir la scène initiale m’apprend peu de chose, sinon qu’effectivement l’homme tire la jambe. Pourquoi la tirerait-il encore au retour si l’arme est restée chez moi ? A cause du fourreau ? Mon zob ! Ce gars n’a rien d’un samouraï. Lui, s’il efface ses semblables, c’est sûrement au parabellum. D’après le petit documentaire des amis soviétiques, il semble que le chauffeur n’a pas quitté son siège. L’auto repart. En trois minutes, ce type avait-il le temps de repérer ma chambre et de trancher la tête de Katerina ? Autre chose : quand on se pointe chez quelqu’un avec des intentions homicides, presse-t-on le bouton de sonnette ?
— Mifigue !
— Il est là !
— Il va falloir te débrouiller pour, d’après cette superproduction, me tirer le portrait de tous les artistes, O.K. ?
— Je ferai du Lartigue, commissaire.
— Bon, il y en a encore ?
— Oui.
— Alors, balance.
L’écran s’assombrit. Revoici ma chère rue nostalgique. J’ai l’impression que, dorénavant, je vais la regarder avec d’autres yeux.
Une troisième voiture stoppe.
Un taxi. Un brave taxi Renault avec son rongeur, sa loupiote qui signale occupé.
La lunette arrière ne me permet pas de mater les occupants à cause d’une mallette posée sur la plage. Une personne en descend. Une seule.
Alors là, je tombe en digue-digue de stupeur.
Si tu savais…
Non, changeons de chapitre, ça le mérite et celui-ci commence à sentir le renfermé.
CHAPITRE XI