On se défrime, lui de plus en plus pareil à une souche, avec des racines biscornues, des excroissances végétales, des sortes d’étranges champignons durcis, moi le regard injecté et exorbité par sa vodka d’enfer.
La minute qui succède est belle comme une troïka dans les brumes dorées du matin d’hiver. Ce type, je vais te dire, dans son genre, il me botte. Je raffole des « personnages », lui en est un de toute première catégorie.
— Je vais faire part de votre proposition, assure-t-il. Nous vous rendrons la réponse dès que possible.
— C’est-à-dire à peu près quand ?
Il retrouve son sourire bêcheur.
— Mais non, chez nous cela ne se passe pas comme ça, commissaire. Il n’y a pas d’estimation préalable, pas « d’à peu près ». Avant de devenir des réalités solides, les idées, toujours plus ou moins fumeuses, doivent suivre tout un cheminement. L’eau met un certain temps à devenir glace ou gaz.
— Me conseillez-vous de rentrer à Paris ou d’attendre la réponse à Moscou, Excellence ?
— Je vous conseille de retourner à votre hôtel, commissaire. Il constitue la première étape.
L’un des deux gros insectes qui forniquaient interrompt le coït, s’envole de la table et vient rôder de mon côté.
Je m’en empare et le presse.
Il m’est déjà arrivé de ramasser des oiseaux morts. Sa main est froide, cartilagineuse, fripée.
— Rassurez-vous, j’aime beaucoup la France, assure le camarade Gériatrov.
Il paraît sincère.
CHAPITRE II
Il y a de grandes affiches dans les carrefours et en bordure des parcs publics qui disent comme quoi Lénine il en avait dans le chou et que Marx, dis, t’as lu Marx ? Excuse du peu !
Tout ça est rédigé en caractères acryliques, comme dit Béru, mais vu que c’est illustré de la photo des impétrants, je comprends le sens général bien que je ne lise pas le double-vé-zède-n-à-l’envers dans le texte.
Le taxi décrit une courbe de grand style et vient se ranger devant les immenses portes de l’hôtel Bofstrogonoff où je suis descendu (ou plus exactement monté, ma chambre se situant au onzième étage).
Je flanque des roubles au bahutier, lequel, roublard, me demande si je n’aurais pas plutôt des dollars. Je lui réponds que non, ce qui est faux, lâche et dépourvu de charité chrétienne peut-être, mais conforme à l’Office d’Echange.
Je m’approche de la conciergerie pour réclamer ma clé. Que pile à cet instant, une jeune femme blonde que j’aurais remarquée sans elle, tant elle est jolie et parfaitement tournée, m’aborde.
Son français est exquis avec juste cette glissade d’accent slave qui fait bander l’homme normalement constitué.
— Commissaire San-Antonio, n’est-ce pas ?
Je commence par le début, c’est-à-dire par lui voter un regard terriblement sexy, ponctué d’un sourire atrocement salace, lesquels sont suivis d’un « En effet, mademoiselle » qui pourrait passer pour les déclarations d’un éjaculateur en exercice.
Mais ça ne l’excite pas davantage que si je lui avais montré la radio pulmonaire de La Dame aux camélias.
— J’ai un message pour vous, de la part du camarade Anton Gériatrov, déclare la belle enfant que je vais me faire un bonheur de te décrire dans pas longtemps, pour peu qu’elle s’attarde, sinon à quoi bon ?
— Mais, ahuris-je, je le quitte à l’instant.
Passant outre mon objection, elle me présente un pli à en-tête du Kremlin (Bicêtre, administrateur gérant).
Je dépucelle l’enveloppe et en extrais une carte sur laquelle, quand on sait lire, on trouve le texte que voici :
Monsieur le Commissaire,
Après mûres réflexions, le Politburo a le regret de vous informer qu’il ne peut donner suite à l’offre de votre gouvernement. Nous souhaitons néanmoins que votre séjour à Moscou soit agréable. La personne chargée du présent pli est à votre disposition pour vous piloter dans notre capitale et faciliter vos déplacements.
Nous vous prions de croire à nos salutations empressées et cordiales.
Je ne déteste pas qu’on se foute de ma gueule à condition que ce soit réussi. Et là, ça l’est ! Il m’est déjà arrivé de ressembler à un con, parfois aussi à un moulin à vent, notamment le jour où je cherchais à attirer l’attention de m’man du haut d’une colline hollandaise ; mais elle ne pouvait me voir pour la triste raison que là-bas, le pays est tellement plat que les collines sont en creux ; jamais je ne me suis senti à ce point mystifié.
Car enfin, voyons les choses de près : cela fait un petit quart d’heure que j’ai quitté Gériatrov. J’ai pris un taxi illico pour me faire driver à l’hôtel Bofstrogonoff. J’arrive et une gonzesse m’y attend pour me remettre la réponse de l’Excellence. Ce qui couronne l’humour du message, c’est ce « après mûres réflexions ». Sa bafouille, papa Anton, il l’a virgulée par pneumatique, je m’explique pas autrement. Et une nana était à dispose ici pour me la remettre. Il aurait pu me dire non tout de suite, c’eût été moins farce mais plus franc.
Je relis le texte, le renquille dans son enveloppe avant d’empocher le tout.
Je suis assez joyce malgré le vanne du camarade Hiver, et tu sais-t-il pourquoi ? Parce qu’en fait j’espérais qu’il refuserait mon petit marka. T’entends, Bébert ? Textuel. On se disait, à Paname : « S’il accepte, c’est scié ; s’il refuse, c’est le panard. » Je t’expliquerai pourquoi un peu plus tard, n’oublie pas de me le rappeler au cas où j’oublierais.
— Bien entendu, vous vous appelez Natacha ? fais-je à la belle blonde.
Elle répond, d’un ton neutre comme toute la Suède :
— Mon nom est Katerina Ivanovna Sémonfiev.
— Presque un alexandrin, je lui exulte. On fait quoi, Katerina ?
— Je vous demande pardon ?
— Dans la lettre qui me tient lieu à présent de thermolactyl, le camarade Gériatrov me suggère de faire la tournée des grands partisans sous votre houlette. J’accepte avec joie ; que me proposez-vous ?
Elle a un magnifique regard sombre, Katerina, et pourtant, en y contemplant de près, ses yeux sont bleus, mais bleu marine. Sa blondeur tire sur le châtain clair. La bouche est admirable, beaucoup mieux que celle de la Joconde qui ressemble à la bouche de Jean-François Revel ; elle débute mince, et puis elle s’épaissit brusquement et forme une sorte de délicat fruit rouge. Pour le reste : taille moyenne, mais plutôt petite, seins fermes, hanches nobles, bassin stradivarien, peau claire, semée, comme on dit puis dans les beaux livres qui valent cher, de taches rousses. Elle est hélas assez mal fringuée d’une jupe de cheftaine scoute en flanelle grise, et d’une veste d’officier de marine tant mal que bien retaillée pour elle. Un chemisier rouge et des souliers plats complètent sa mise.
Elle me jette un regard froid comme le reste de colin que tu viens de sortir du frigo. Ma personne ne suscite chez cette belle enfant aucun intérêt.
— Voulez-vous voir le mausolée de Lénine ? demande-t-elle.
— Je connais déjà, Katerina ; je souhaiterais quelque chose d’encore plus drôle. Au mausolée, on ne sert pas de chachliks caucasiens et on n’y joue pas de la balalaïka.
— Il y a le restaurant Gougnotsky au bord de la Moskova.