Changer de chapitre est une grosse responsabilité que prend un auteur, car une telle initiative rompt le rythme du livre en créant un comma (avec deux « m ») susceptible de le faire débander. Mais il arrive que chez les grands romanciers, il constitue une relance de l’intérêt à un moment où, précisément celui-ci ne faiblissait pas. Il y a donc manœuvre technique. Je te prends l’exemple en cours.
J’étais sur une bonne rampe de lancement, te parlant de ces visites nocturnes chez moi dont l’importance ne t’échappe pas et t’annonçant même que la troisième me plongeait dans l’effarement. Je n’avais plus qu’à te dire qui est descendu de ce taxi. Mais moi, oh ! pardon, monseigneur l’écrivain : fume ! Je te retarde l’instant de façon démoniaque, comme la pipeuse surdouée s’interrompt de te lubrifier le sémaphore une fraction de seconde avant que tu ne lâches les amarres.
Ce diabolisme (ça n’était pas français avant aujourd’hui) stimule mon lecteur en retardant la révélation, partant l’assouvissement du désir qu’il a de savoir qui est sorti de cette bagnole. Mais c’est une arme à double (voire à triple) tranchant, car si le nom que je vais balancer te déçoit, si je dis par exemple qu’il s’agit de ma crémière ou de Canuet, tu es horriblement déçu et tu te sens enviandé ; dès lors, l’habileté du procédé se retourne contre le pauvre auteur à la con qui passe pour une pomme.
Notre profession est follement dangereuse, mon petit vieux. Les gens s’imaginent qu’on se fatigue pas, qu’on est chauffé, les pieds dans des pantoufles et qu’on n’a qu’à laisser pisser notre machine à écrire. Fi ! Des niais ! Ceux-là n’ont rien compris à notre pathétique profession et je leur interdis de lire les books de mes collègues pour qu’ils puissent pleinement se consacrer à l’étude de mes procédés.
Mais, basta. Je sais que je t’emmerde déjà, ô mon taciturne lecteur. Pour toi, le coup de pétard prime tout. A la rigueur, tu veux bien que je calce les héroïnes à condition de te fournir tous les détails ; ton inculture est un bastion d’où je ne te délogerai jamais, mille hélas ! Tu mourras la tête vide et les porteurs ne s’en apercevront même pas.
Amen.
Amène-toi, que je poursuive.
Retrouvons le fil de ce récit plein d’épastouillantes péripéties, que merde, je me demande où je vais chercher tout ça, comme ils me disent, ces nœuds volants.
Le taxi stoppe. Une Renault… 30. Modèle déjà ancien, mais robuste. Le film ne serait pus en noir et blanc, je te la décrirais bleu-ciel-couleur-épinard, comme disait mon Francisque. Je sais plus où il est, maintenant, après ce grand cri d’adieu qu’il a poussé. Près de moi jusqu’au bout, ou perdu à jamais dans la grande boîte qui porte son nom ? C’est impressionnant, ce doute immense. Par instants, je ferme les yeux et je le cherche dans ma mémoire où il s’estompe un peu. Mais je me rappelle sa forte poignée de main qui restera imprimée dans la mienne, comme le pas d’un cheval dans une dalle romaine. Je te demande pardon, bipède lecteur. C’est un coup de flou sur ma tartine. Le café, il suffit de le boire pour que sa fumée disparaisse. Je bois. Sois tranquille : je bois. Voilà, c’est fait. Pardon.
Et ce taxi s’étant arrêté devant notre grille, un moment s’étant écoulé, comme meuble d’indécision, une portière s’ouvre et maman en descend.
Voilà, c’est dit, sans ambages ni jambages. Maman, ma vieille, ma Félicie, vêtue de son manteau le plus neuf : le gris avec un col d’astrakan et les manches bordées idem d’agneau karakul né avant terme. Ma chérie, ma régnante. Toute menue, pâlotte semblerait-il, si j’en crois le coup de zoom de l’opérateur.
Elle ouvre la grille ; sort du champ, comme les autres. La pendule modulant le déroulement de l’action annonce une heure quarante.
Ecran blanc.
Réapparition de ma vieille. Félicie marche vite. La pendule marque une heure quarante et une.
Eh quoi ! Félicie bat le record de brièveté en n’étant demeurée qu’une minute at home. Comment se fait-il qu’arrivant chez elle, en pleine nuit, elle n’y soit pas restée ? Qu’est-elle venue y faire, Seigneur ? Elle n’a pas eu le temps de monter aux chambres. Alors ?
Mon caberlot s’affole. Je veux piger, il faut que je déchiffre cette nouvelle énigme. Bon, m’man, contrairement à ce qu’on m’a indiqué à l’aéroport, n’est pas allée en Russie. Ou alors elle aurait fait l’aller-retour sans descendre de l’avion ? Invraisemblable ! Elle n’était pas seule dans le taxi. Qui l’escortait ? Toinet ? Oui, probablement. Pourquoi s’est-elle fait conduire à notre pavillon si ce n’était que pour y passer une minute ? Il était prévu qu’elle ne s’y arrête (ou ne s’y arrêtât, pour quelques amis à moi) pas puisque le bahut l’attendait. Elle n’a pas eu le temps d’y prendre des effets ni quoi que ce soit. Probablement, n’est-elle même pas entrée dans le pavillon. Alors ? Oh ! merde ! Je pige.
— Mifigue ! Reprends-moi ça, comme précédemment, en ralenti.
Avec quelle délectation je la revois, m’man… Son manteau, les boutons noirs. Elle pousse la grille. A-t-elle son sac à main ? Non.
Pourtant, elle a l’air de tenir quelque chose à la main gauche, laquelle se trouve à l’opposé de l’objectif. Le ralenti me permet d’apercevoir, très brièvement, le coin d’un objet rectangulaire.
Pigé. Il s’agit d’un message. Elle est venue apporter une lettre à mon intention. Et là, il va me falloir ouvrir une brève parenthèse pour que tu puisses saisir la suite à pleines mains. Lorsque m’man s’absente, elle me laisse chaque fois un petit mot pour me dire où elle va, car elle ne sait jamais, la pauvrette, quand je vais rentrer. C’est une habitude qu’elle a contractée et qui remonte au temps où j’allais à la communale et ne détenais pas encore les clés de la maison.
On a une planque à nous, Féloche et moi. Il s’agit d’une des briques de l’encadrement de la porte, située presque au ras du seuil. Celle-ci est amovible, démasquant une cavité lorsqu’on la retire. On continue de conserver pour notre usage mutuel cette étrange boîte aux lettres.
C’est une connivence romanesque à laquelle nous sommes attachés, au point que, quand j’ai fait retaper le pavillon, voici quelques années, j’ai voulu que « la brique » demeurât ainsi : chacun se cramponne comme il peut au passé. Quand l’un de nous place un message pour l’autre, il lui annonce la chose en glissant une branchette de n’importe quoi derrière le motif de fer forgé protégeant la vitre dépolie de la porte. C’est le signal. Automatiquement, l’arrivant fait pivoter la brique. Te fous pas de notre gueule, l’artiste. La vraie vie est faite de petits trucs comme ça. Ce sont eux qui la rendent plus plausible.
Et alors, bon, je te parie un jambon de Parme contre une violette du même endroit, que m’man est venue planquer une bafouille dans notre niche mystère. Elle a mis une branchette pour m’avertir, mais celui ou ceux qui sont venus assassiner Katerina ont fait tomber le rameau en ouvrant la porte. Oui, oui, oui…
J’exulte. J’ai hâte de foncer chez nous.
— Passe-moi le reste, maintenant, Mifigue !
Et la voix de Mifigue amplifiée par le haut-parleur de me rétorquer :
— Y a plus de « reste », commissaire : tout est là !
Tout se bloque en moi. C’est la grande stase.
« Mais alors, me dis-je, qui donc a décollé Katerina ? L’un des trois kidnappeurs ? L’homme qui ressemble à Humphrey Beau-gars ? Il ne saurait s’agir d’un suicide car je vois mal une jeune femme se sectionner le cigare pour, une fois que sa jolie frimousse a pris un air détaché, se planter dans un ultime effort le sabre dans le bide. Tu parles d’un casse-tronche !
— Bon, je te remercie, dis-je à Mifigue.