Il ne répond pas parce qu’il est en train de me rejoindre dans la cabine.
Il constate ma perplexité, mais comme c’est un garçon discret, il se garde bien de m’interroger.
— Pendant la projection, j’ai eu un appel de Mathias, il est à votre disposition, murmure-t-il.
D’un signe de tête, je lui montre que son message m’est entré dans la caberle. Putain d’elle, qui a décapité Katerina ? Si au moins j’avais le cadavre à disposition, je pourrais faire établir l’heure de sa mort. Mais tous ces gens se sont succédé à la maison dans un mouchoir.
— Bon, tu t’occupes de mes posters mignons, Mifigue ?
— Subito, commissaire. J’irais les déposer sur votre bureau. Plus besoin de moi pour l’instant ?
Au moment de quitter la petite pièce insonorisée, j’avise un porte-pébroques près de la porte. La tête d’un parapluie me fait cygne. Les gens oublient toujours leurs riflards. C’est leur étourderie qui rend viable le commerce des marchands de pépins.
Je retire l’orphelin de sa niche et, sous le regard passablement surpris de Mifigue, l’enquille dans mon bénoche. Je m’essaie à faire quelques pas, lesté de l’objet. Ensuite je m’assieds. C’est là que le bât me blesse.
Cette courte expérience terminée, je replonge le parapluie dans l’oubliette.
— Mifigue, rends-moi service : passe-toi et repasse-toi cette bande en te demandant si l’un des personnages pouvait avoir un pébroque caché dans son futal.
Il n’attend pas.
— Il y en a au moins un, commissaire : le type seul, vous avez vu sa démarche.
— Oui, mais il l’avait aussi au retour.
— Il ne devrait pas ?
L’idée d’un fourreau me retarabate l’esprit.
— J’en sais rien, mon biquet, de toute façon étudie les trois premiers.
Je sors. Je suis tellement préoccupé par le message de m’man que j’en oublie Mathias. C’est seulement quand je roule sur l’ouvrage d’art surplombant la Seine que je repense à lui. Tant pis : il n’a qu’à m’attendre.
En débouchant dans notre rue, je la sonde d’un regard aigu. A première zieutée, elle est d’une innocence touchante. Aucun des véhicules en stationnement ne me paraît suspect. Pourtant, je doute que mes copains popoffs aient abandonné toute planque. Mais, après tout, les dramatiques événements consignés dans les pages précédentes ont pu infléchir leur point de vue, et partant, de mire.
Je roule jusque devant chez nous. Il n’y a pas de place pour ma tire, mais casse la tienne, je l’abandonne en double file. Au petit trot dételé je fonce à notre perron. Un peu de mousse garnit les interstices. J’aime bien. Ma briqueuse de mère aurait tendance à la faire disparaître, mais moi je suis fasciné par les végétaux parasites et j’ai tendance à respecter leurs étranges caprices ; comme Félicie sait cela, elle laisse faire « ma » mousse.
Je retrouve mon cœur de petit garçon pour faire pivoter la brique. Justement, une branche de lilas gît sur les marches. Alors j’ai vu juste.
Ma main se coule dans la cavité. Il y a bel et bien une enveloppe. Le papier en est très mince et craquette sous mes doigts. Papelards pour correspondance par avion. Il est à en-tête de la Lufthansa et ne comporte aucun nom de destinataire. A quoi bon, puisque cette lettre était destinée à notre cachette.
Il est drôlement fébrile, l’Antoniet, quand il tient l’enveloppe. L’est obligé de m’asseoir sur une marche. Je glisse l’ongle de mon petit doigt dans un angle de l’enveloppe pour décoller les lèvres de papier.
Et à cet instant, je te le donne en mille…
La porte de notre maison s’ouvre. Moi, je crois à Conchita, logique. Ce qui fait que je marque un chien d’arrêt avant de me retourner ; toujours logique, hein ? Et quand je m’apprête à le faire, voilà une grosse main velue qui m’arrive devant le nase. Je t’ai raconté mon petit vaporisateur aveuglant dont j’ai usé pour les clébards du docteur Fépaloff ? Le même ! Ou presque. J’ai pas l’opportunité de comparer. Lui, ce qu’il contient, c’est du sirop de rêve. Une seule giclée ! J’ai même pas le temps de me dire « Respire pas, mec, surtout ne respire pas », que déjà je suis en plein break.
Mon flou artistique ne doit pas excéder quelques secondes car, lorsque je peux de nouveau regarder, entendre, et surtout penser, une tire démarre dans ma strasse.
Je regarde autour de moi : plus de letter ! Chouravée vite fait ! Là, j’ai affaire à des artistes professionnels. Opportunité, vitesse et précision sont les trois mamelles de leur comportement.
Je cours en titubant la moindre jusqu’à la rue. L’auto a déjà disparu. Juste j’aperçois survenir le père La Cerise, poussant son vélo dont le porte-bagages supporte un Himalaya de denrées comestibles.
— Vous vous rendez compte : j’ai crevé en quittant le marché, me dit-il. Ou alors c’est des salopiots de garnements qui ont dégonflé ma roue avant.
— Vous venez de voir filer une bagnole ? le déjérémiadé-je.
— Oui, ça se peut.
— Qui la conduisait ?
— Ah ! je connais pas. Pourquoi ?
Ma question est tordue : l’émotion, les vapes…
— Je veux dire, quelle sorte de gens se trouvaient à l’intérieur ?
— Vous êtes bon, comme si je regardais les bagnoles qui me croisent ! J’ai bien assez de pousser mon vélo.
— Vous n’avez aperçu personne ? Putain, ils roulaient vite, ça a dû attirer votre attention.
La Cerise fait enfin quelque chose pour moi : il se détourne et crache la chique de tabac qui lui fait des dents de scatophage.
— Justement : ils roulaient vite. Attendez : la bagnole était bleue, elle était grosse, et il se peut, mais alors là, hein, je jurerais pas sur un seul poil de cul de mes petites Portugaises, il se peut qu’y avait deux hommes dedans et qu’ils étaient métis ou j’sais pas quoi. Franchement, j’en donnerais la tête de personne à couper.
Mot opportun. La tête à couper ! Je revois celle de Katerina sur mon lit ! Je suis complètement déclaveté d’aller vivre des choses pareilles, moi ! Alors que l’auberge du Goujon Folichon ouvre à six heures du matin et que je pourrais y consommer une omelette fines herbes arrosée d’un petit Macon blanc, et ensuite embroquer la patronne qui pèse soixante-quinze kilos, mais elle est veuve, faut comprendre.
J’adore la baise du matin qui n’arrête pas le pèlerin mais, bien au contraire, lui met de l’ardeur dans le sang.
— Qu’appelez-vous des métis, voisin ?
— Ben, des niacoués, quoi ! style chinois ou j’sais pas quoi, vous voyez un peu le genre ?
Il appuie le cadre de son vélo contre son ventre, sort un paquet de gris de sa vague, y pique une pincée de tabac qu’il roulotte entre ses doigts, comme toi tu procèdes avec une crotte de nez, et se la fourre dans le clape, toujours comme tézigue avec une crotte de nez.
— Je peux pas voir ces rastas, commissaire. C’est eux qui contaminent tout. Voulez-vous que je vous dise ?
Oui, je veux bien qu’il me dise. Mais je m’en fous ! M’être laissé secouer la babille de ma Félicie, faut-il que je sois crêpe ! Que faisait-il chez nous, ce type ? Au fait, et Conchita ?
Olé !
Un simple mot sur la table de la cuisine, car m’man dresse bien nos soubrettes et exige qu’elles indiquent où elles vont lorsqu’elles s’absentent en son absence à elle.
« Je sous t’été à la posse per envoilié le monda à la mama. Conchita. »
Sa signature ressemble à la touffe de poils qui jaillit de sous ses bras. Elle mousse et n’arrête pas de faire des bouclettes.
Une rapide inspection de la maison ne m’apprend rien.