Tout est en ordre, quotidien, paisible. Jamais on ne pourrait se figurer qu’un crime atroce a été perpétré sous notre toit. Pourvu que ma Félicie n’apprenne pas la chose !
Moi qui tiens tant tellement à la tenir le plus possible en dehors de mes aventures de corne-diable ! Je lui voudrais la vie qu’elle mérite, à ma vieille. Un cours lent comme celui de la Loire ; j’ai appris à la communale. Mille kilomètres de long, la Loire. Le plus long fleuve français. Prend sa source au mont Gerbier-de-Jonc. Ça me donnait à rêvasser. Quoi de plus beau qu’un gerbier, quoi de plus champêtre que des joncs ? J’en tressais, quand j’étais mouflet. Qu’ensuite je confectionnais des petits paniers de guingois que m’man m’achetait deux francs pièce. Les joncs, c’est beau, c’est souple. Tu pourrais en confectionner une corde pour te pendre si tu étais pris au dépourvu. La nature est généreuse. Conciliante, ça oui. Pratique aussi.
Bon…
Grand con d’Antonio de ses grosses deux, va ! Se laisser poisser la lettre secrète à m’man. Elle m’annonçait quoi, dans sa babille, ma Féloche ? Et les « niacoués » dont parle La Cerise, que venaient-ils branler at home ? Et puis en fin de compte, c’est qui est-ce qui m’a rendu veuf ? Et pourquoi les Ruskis ont-ils emporté le cadavre et changé le matelas ? Et pourquoi ceci ? Et pourquoi cela ? Pourquoi m’a-t-on marié de force ? Au fait, était-ce bien vrai ? Et pourquoi Félicie a-t-elle été embarquée pour la Soviétie ? Et pourquoi n’y est-elle point allée ? Et pourquoi un zig déguisé en Humphrey Bogart s’est-il pointé trois minutes chez moi ? Pourquoi ? Pourquoi ? POURQUOI ? Merde !
Hé ! dis, l’artiste, t’es pas plus fufute qu’un mulot des champs, mon gars. Va falloir changer de turbin. Aller rejoindre le cher Béru sur ses terres saint-locduciennes. Tu deviendras garçon de ferme, grand. Je sème à tout-va, comme dit Pierre Larousse qui n’amasse pas mousse. T’es plus bon à nibe. Juste à te laisser manœuvrer par n’importe qui et à te flanquer dans des béchamels impossibles. Que même on est obligé d’aller réveiller le père Pinuche pour qu’il t’en sorte !
Tu veux que je te dise ? Tu gamberges trop et t’agis pas suffisamment. Tu perds ta vie à la penser. C’est mauvais pour ta carrière. Puisque la numismatique t’attire, hésite plus, Tonio. Retire tes piastres de la cage à écureuils et achète un pas-de-porte dans le quartier de la Bourse. Tu te spécialiseras dans les « royales » françaises. Le Double Louis de Noailles, le Louis XVI à la corne deviendront ton gros régal, baby. Le Salut d’or, le Franc à pied, les testons d’Henri II ou III et de François Pommier, t’auras plus qu’eux en tête, grand glandu ! Ce panard ! La vie sera fleur de coin !
J’entends chantonner Viva España. C’est la Conchita qui radine, sa jaquette marron sur l’épaule. Elle mange un petit pain au chocolat ; mais elle a appris à chanter la bouche pleine.
— Personne n’est venu, ce matin ? je lui questionne.
— Non, personne, señor Antonio. Vous voulez qué jou prépare à déjouner ?
Je la regarde, indécis.
— Non, merci.
Elle avale d’une forte glottée sa bouchée en cours et met toute l’Andalousie dans sa prunelle pour me demander :
— Vous voulez quoi, alors ?
— Nada, ma beauté.
Tu paries que si je lui demandais de me montrer son cul elle le ferait séance tenante ? Un instant je suis tenté. Oh ! pas par désir, mais pour étudier les réactions de l’individu. Ce qui me retient c’est le vieil adage comme quoi les ancillaires c’est sacré. Tu trempes avec eux et ensuite c’est toi qui l’as dans l’oigne.
De plus en plus écœuré par ma vie du moment, je retourne au burlingue.
Dans l’escadrin, je me casse le pif contre Pinaud. Le Branlant descend en tenant bon la rampe. Il regarde bien où il pose ses pattounes, de peur de rater un degré et d’émietter le col de ses chers fémurs.
— Tu pars déjà ? je lui demande.
— Je vais prendre une aspirine au café du coin.
— Avec un grand coup de blanc pour la faire passer ?
Il hoche la tête.
— Tu connais la nouvelle ? « Ils » ont saqué Béru.
— Oui, je sais ; les temps sont difficiles.
La Pine a la rampe sous son bras, comme s’il s’agissait de la crosse d’un fusil, ou mieux d’une béquille, ce qui indiquerait qu’il a pris position pour un long conciliabule.
— L’atmosphère a changé, tu ne crois pas, Antoine ?
— Un peu, c’est vrai.
— Mes rhumatismes me taquinent, je me demande s’il ne va pas y avoir la guerre.
— La guerre avec qui, César ?
— Avec n’importe qui, ce ne sont pas les adversaires qui manquent : tout le monde est l’ennemi de tout le monde, de nos jours. A propos, je ne sais pas ce qui est arrivé à Mathias, mais il est impossible aujourd’hui.
— Qu’appelles-tu impossible ?
— Lui qui a toujours été d’une gentillesse à toute épreuve, lui qui est si prévenant, si courtois, si respectueux, il vient de me parler d’une manière honteuse.
— Vraiment ?
— Je suppose que sa jeune mégère doit être à l’origine de ce revirement. Tant qu’il ne lui mettra pas une bonne rouste, un jour, sa vie clopinera.
— Et pourquoi cette rebuffade, Beau Blond ?
— Question politique…
— Allons donc !
— C’est venu à propos du licenciement de Bérurier, je lui disais que nous glissions peu à peu vers le marxisme intégral ; alors il s’est fâché. Il m’a dit que je n’étais qu’un vieux crabe sénile, que je représentais la moisissure d’une société décadente, ce sont ses propres termes, et que je ne méritais même pas de toucher mes émoluments ; il a ajouté que je lui faisais pitié et qu’il espérait que je vivrais suffisamment pour assister au triomphe du véritable socialisme.
Pinaud se dérampe lentement.
— Alors je vais prendre de l’aspirine car il m’a flanqué la migraine.
Je cesse de lui barrer la route du muscadet et il continue sa lente descente. Il est peiné jusqu’à la moelle, mon vieux Débris. Va lui falloir au moins trois ballons de blanc pour se remettre.
Je rigole à cause du mot ballon.
Le ballon ! La plus importante invention de l’homme. Fallait trouver la boule, c’est-à-dire la chose inerte prête à se déplacer à la plus légère sollicitation. Sans ballon, l’homme n’aurait pas survécu longtemps. Il se serait fait chier à crever, et il serait mort. Tu t’imagines l’Univers sans football, sans rugby, sans tennis, sans basket, sans boulodrome ? J’en frémis.
Mathias m’attend dans mon bureau, assis près de la fenêtre. Il lit L’Humanité. Mon entrée ne lui fait pas abaisser son baveux.
— Alors, Rouillé, l’interpellé-je, où en sommes-t-on ?
Il bondit.
— Je vous en prie ! s’écrie-t-il. Vos stupides familiarités ont suffisamment duré, commissaire. Mon nom est Mathias. Officier de police Mathias. Veuillez l’utiliser quand vous m’adressez la parole. Vous avez trop tendance à prendre vos confrères pour des fantoches mis à votre disposition pour vous permettre d’exercer votre esprit de l’escalier ! Souvenez-vous : Mathias, M, A, T, H, I, A, S.
Je m’approche de lui pour vérifier s’il est soûl ou drogué.
— Que t’arrive-t-il, bonhomme ? T’as bouffé de la vache enragée ?
— Et je vous interdis de me tutoyer ; le fait que vous soyez mon supérieur hiérarchique ne vous en donne pas le droit, compris ?
Tu sais qu’il m’inquiète, cézig-pâte, d’autant qu’il n’a pas l’air de vouloir plaisanter. J’ai beau le défrimer, je ne constate qu’un regard implacable, impersonnel, hostile.