De par ailleurs, il serait mal venu de nous questionner à propos de nos occupations ici. Alors on se contente de se dire que « ça va et toi ; moi ça va merci ». Cet échange d’une certaine portée intellectuelle ménage le présent sans compromettre l’avenir, comme dit la chère Mme Soleil qui a plus d’un sac dans son tour.
Mon pote recolle à son peloton. Puis se retourne et, d’un signe de tête, m’invite à le rejoindre. Je prie Katerina de m’excuser.
— Juste pour t’épargner une possible déconvenue, Roméo, murmure mon pisseur de copie. Au cas où tu ne le saurais pas, je te signale que la petite grand-mère qui dîne avec toi est un homme.
Il me ponctue la révélation d’un clin d’œil libidinesque et je reviens à ma table avec autant d’entrain que si je devais y bouffer une platée de limaces vivantes. Mon allégresse est tombée comme un parachutiste qui a tressé ses sustentes avant de sauter. C’est le genre de gag que je n’apprécie pas. M’est avis que le camarade Gériatrov se paie ma gueule au-delà de ce qu’autorisent les conventions internationales.
J’achève le repas sans proférer un quart de syllabe, juste je fais « Merde ! » en renversant la salière, ce qui est signe de dispute, comme on a dû te l’enseigner au lycée en cours de sciences nat’. Mon mutisme ne semble pas outrager « mon » compagnon. Il clape sans s’émouvoir, avec beaucoup de parfaitement, comme une personne bien éduquée, boit modérément, use de gestes gracieux. Cet artiste est un surdoué du travesti.
L’orchestre balaïke à tout berzingue. Y a des lamentos fouailleurs qui te gnagnatent sous les testicules, ou bien qui t’escaladent l’épine dorsale comme un alpiniste les Grandes Jorasses.
J’expédie la fin du repas.
Quand c’est finito, je réclame la douloureuse, mais le maître-autel me répond qu’il n’y a pas d’addition.
— Je suppose que vous devez vous changer en sens inverse, « mon » petit ? fais-je sèchement à mon accompagnateur en forme de trice.
Il hoche la tête.
— Je peux disposer de cette robe toute la soirée.
— En ce qui me concerne, je vous donne congé, la vodka me flanque sommeil et je compte rentrer me coucher.
Il ne répond rien, me suit à la voiture.
L’éclairage des grandes artères est froid, donc générateur d’ombres maussades. On traverse la Place Rouge. Les coupoles du Kremlin luisent au clair de lune, à l’arrière-plan. Je me demande pourquoi le style byzantin me laisse indifférent. Pour moi, c’est de la nougatine, du loukoum ; il ne fait pas sérieux.
Le gros chauffeur roule comme s’il tirait une caravane de trois tonnes cinq. Allure d’enterrement. Ça me rappelle des choses de jadis. La mort de papa. On avait pris place, m’man et moi, dans le corbillard qui le ramenait dans son pays natal. J’étais jeunasse. Félicie pleurait en silence. Je regardais se découvrir les gens sur notre passage. Je sentais que la vie continuait et je m’en voulais d’être rassuré par cette certitude.
Je frime la nuque décolletée de « Katerina ». Gracieuse. Cheveux fous. Tu jurerais de l’authentique ! De la fumelle avec bon de garantie. Pourquoi m’a-t-on flanqué ce gusman dans les pattounes ? Pour me forcer à l’abstinence ? Ils ne manquent pourtant pas d’amazones émérites, nos potes russes. De toute manière, je l’aurais pas violée, la Katoche. Le genre soudard, chez Sana, c’est à la carte seulement, sur demande expresse de l’intéressée.
L’hôtel Bofstrogonoff est brillamment éclairé. Une certaine animation règne dans le hall.
Je descends en voltige de la limousine et claque la portière.
— Merci, messieurs, lancé-je sans regarder mes mentors.
Je m’engouffre. Dans un renforcement du hall, une boutique vend des denrées « occidentales » payables en dollars. Je profite de ce qu’elle est encore ouverte pour empletter un étui de cinq cigares castristes.
Ma chambre est confortable, avec une belle salle de bains qui fait le bruit d’une locomotive déraillée quand on ouvre les robinets, mais on peut les laisser fermés.
Une superbe peinture représente de jolies Ukrainiennes qui chantent en moissonnant. Pile dessous, un réfrigérateur propose du champagne de Crimée avec bouchon de plastique et de la vodka.
Je me dévisse un flacon, tombe la veste, largue mes pompes, ouvre la télé qui justement retransmet un superbe match de fote-bol, allume un cigare et prends une posture relaxe dans un fauteuil rampant. Ne me reste plus qu’à attendre demain pour regagner le bercail.
Le cigare est trop sec, la vodka trop chaude et le match m’intéresse autant que la lecture d’un arrêté préfectoral réglementant le stationnement des romanichels sur le territoire du Puy-de-Dôme. Alors je répudie mon verre, écrase mon cigare, éteins la téloche, et me laisse voguer sur le gracile esquif de la rêverie, comme l’écrivit inoubliablement George Sand dans « Essuie tes moustaches, Alfred ».
Nul n’en ignore, lorsque tu rêvasses, déchaussé dans un fauteuil, le soir, à Moscou, tu ne tardes pas à t’endormir.
Je souscris d’autant plus volontiers à cet aimable usage que j’ai sommeil.
Et me voilà donc dans un semi-coltar. Peu de bruits ambiants. Moscou s’endort aussi.
Je suis soustrait à ma pioncette par un grattement. Illico réveillé, je qui-vive.
Pas de doute, quelqu’un titougne doucement ma lourde, avec l’espoir d’attirer mon attention, tout en n’éveillant pas celle d’autrui.
Je me lève à mi-voix et me rends à l’entrée.
Un papier vient d’être glissé sous l’huis. Je lis, sans avoir besoin de le ramasser :
Ouvrez, mais sans prononcé un mot.
Le mot « prononcer » a été orthographié avec un « é » (accent tégu).
Je délourde sans bruit. Me trouve face à face avec le chauffeur de tout à l’heure, le gros en veste de toile bleue qui trimbale un physique d’éthylique. Il a le visage plein de veines pétées ; ça lui compose des toiles d’araignée violettes et bleues sur les joues. Son regard lui sort des trous ; il est d’un beau rouge de glave expectoré par un phtisique. Ses crins blonds se cendrent. L’homme paraît nerveux, malgré son bide qui planture. Il n’arrête pas de mater le grand couloir comme s’il craignait d’y voir débouler un escadron de Cosaques au triple galop.
Respectueux de sa consigne, je l’interroge du regard. Avec le sien, il m’indique qu’il souhaiterait entrer. Je m’efface. Il pénètre. Fin du premier mouvement de cette rhapsodie moscovite.
Une fois à l’intérieur, le gars tire de sa poche un maigrichon carnet dont le papier grisâtre paraît avoir butiné de cul en cul. Il déniche un crayon et se met à écrire :
Ne dites rien, à cause des micros.
J’opine. Il me pléonasme les claouis, cézigue. Pas besoin de me rendre une visite tardive pour m’annoncer une telle nouvelle.
J’attends la suite. Elle se pointe. De son écriture appliquée mais tremblée, dans un français correct mais comportant presque autant de fautes orthographiques que la thèse d’un étudiant en lettres, il poursuit :
Mon frère habite près de Paris, pouvez-vous vous charger d’un message pour lui ?
Nouvel acquiescement muet du commissaire Santonio. Le visage aubergine de mon visiteur s’éclaire. Il me décoche un sourire qui tord ses lèvres belles comme des varices, suçote son bout de crayon pour le rendre pointu, puis repart dans ses écrivasseries :
Il se nomme Yuri Fépaloff. Il habite Conflans-Sainte-Honorine. Vous pouvez apprendre cela par cœur ?
Moui, moui, parbleu ! réponds-je avec ma lippe coutumière.